Entretien — Simon Fujiwara
Simon Fujiwara est né en 1982 à Londres. Il vit et travaille à Berlin. S’il est présent sur la scène internationale depuis plusieurs années, il n’a été dévoilé que récemment en France, par son New Pompidou — une performance et un film — réalisés à la nouvelle résidence d’artistes des Galeries Lafayette, en collaboration avec le Centre Pompidou.
Marie Maertens : Avant de parler plus amplement de votre travail, j’aimerais que vous reveniez sur « Lafayette Anticipation », cette résidence qui préfigure la fondation éponyme et dans laquelle vous avez réalisé une performance et un film, mais aussi une sculpture qui était l’œuvre inaugurale du Nouveau Festival du Centre Pompidou. Comment les choses se sont-elles mises en place ?
La manière dont marche « Lafayette Anticipation » est très informelle et orientée vers un véritable dialogue. J’avais rencontré François Quintin, son directeur, à Berlin, alors que j’étais déjà invité au Centre Pompidou. J’ai donc demandé si je pourrais réaliser la sculpture dans le cadre de cette résidence et l’histoire a commencé à se construire d’elle-même. L’invitation de Bernard Blistène au Centre Pompidou résonnait d’ailleurs avec ma propre histoire. Car j’avais visité ce musée durant mes études d’architecture et j’ai inventé une sorte de machine qui fonctionnerait à la manière d’une énergie vitale, étayée par la réflexion de l’un de ses anciens directeurs, Pontus Hultén, qui avait eu l’idée de créer un autre Centre ailleurs. La performance a permis de faire la connexion entre les deux bâtiments par la procession et l’installation de la sculpture à Beaubourg. Lafayette Anticipation fonctionne en petite équipe qui décide ensemble, de l’organisation à la conception. Dans un sens, je pense qu’ils sont inspirés par des artistes comme Gordon Matta-Clark et son Conical Intersect, construit durant ce moment du pré-Pompidou, dans cette idée de s’adapter aux circonstances.
De manière générale, vous aimez travailler avec ou en réaction aux lieux, comme vous l’avez montré, en 2010, à la foire de Frieze avec Frozen ou à Bâle avec Welcome to the Hotel Munber, dans laquelle vous avez reconstruit la salle d’un restaurant espagnol assez typique… Cela signifie que vous réagissez toujours à une proposition que l’on vous fait ?
Mes projets sont souvent liés au contexte, comme un bâtiment induit une géographie, une histoire, une population environnante, un langage ou des attentes spécifiques. Mais cela ne marche pas dans le sens où je suis invité et me demande comment faire le lien avec mon travail, c’est davantage une combinaison de facteurs. Par exemple, j’avais candidaté pour Frieze car cela m’intéressait de mener cette réflexion sur l’absence d’histoire puisque les foires sont un phénomène nouveau, que je trouve assez terrible, qui me permettait aussi de parler d’économie. Je voulais revenir à l’être humain et la civilisation, à l’inverse de la folie d’achat, de collection et de fétichisation de l’art, et j’ai exhumé de fausses ruines qui auraient 2000 ans. À la foire de Bâle, c’était aussi en fonction du contexte que j’ai créé ce bar qui était très chaud, « atmosphérique », comme une vielle pièce aux panneaux de bois, dans ce bâtiment totalement neuf, aux murs blancs. Donc je réponds à une situation, mais comme un être humain sensible et pas à la manière d’un grand intellectuel.
Vous parlez beaucoup du passé, que vous mêlez au présent. Est-ce aussi une manière d’envisager le futur et peut-on lire votre travail comme une œuvre prospective ?
Totalement, car je lis l’histoire avec les outils et la manière dont nous pensons aujourd’hui. L’idée du passé ou de sa préservation peut nous stopper, non dans notre progression, car je ne suis pas certain de croire à la notion de progrès, mais dans la responsabilité et la manière de nous comporter. Mon travail porte autant sur le désir et la mélancolie et j’utilise le passé, tout comme le futur, comme une métaphore pour parler de la prise de décisions. Comment travaillons-nous ? Produisons-nous ? La notion de choix s’applique même dans le fait d’acheter des biscuits au supermarché. Prend-on les moins chers ? Est-on attentif au taux de sucre dans chacun d’entre eux ? Pourquoi se nourrit-on bien et pourquoi le corps doit-il être en bonne santé ?… Toute la manière dont nous pensons est liée à une sorte de philosophie invisible et la confrontation entre les choix reflète totalement notre société.
Pour vos recherches d’ailleurs, et c’est aussi générationnel, vous mêlez Google et le travail en bibliothèque. Adolescent, vous alliez au Puces pour chiner pour votre père, et vous continuez aujourd’hui à intégrer des objets dans vos œuvres. Vous avez besoin de cumuler ces différentes sources d’information ?
C’est amusant cette manière d’opposer internet, qui est contemporain, et la bibliothèque, qui serait plutôt reliée au passé… On voit souvent la toile comme l’endroit du hasard et de la spontanéité, or une bibliothèque peut l’être davantage si vous cherchez un livre, mais découvrez celui d’à-côté, et c’est là qu’un projet apparaît ! Je ne conceptualise par les procédés et ne collectionne pas les recherches, car cela impliquerait de tenter d’arriver à un point précis, or je fonctionne par associations et connexions. Par exemple, nous avons eu un jour cette conversation sur l’invasion de lapins dans le Marais, au Moyen Âge, et j’ai suggéré d’en installer ici…
Donc, vous avez réellement disposé des lapins dans les tuyaux après avoir coupé toute la climatisation, comme vous l’aviez dit lors de votre performance ? Mais n’était-ce pas aussi un hommage à Joseph Beuys, que vous avez également cité ?
Cet artiste était important, notamment pour les questions de conservation qui m’intéressent et les problèmes posés par ses pièces au Centre Pompidou. L’ironie était aussi dans cette idée de répétition, d’un artiste qui venait d’Allemagne, et le fait que le Centre ait été produit dans ce pays, puis ramené a Paris. Mais je voulais aussi voir si je pouvais emmener de la vie dans le Marais, en réponse à ceux trouvant le quartier détruit par les boutiques de mode, comme une musique mélancolique, tout en revenant à un certain moment de l’histoire. Toutefois, dans mes performances, il n’est pas tant intéressant de décrire ce qui a eu lieu que de suggérer ce qui pourrait l’avoir été. C’est pourquoi le film New Pompidou montre ce projet de manière abstraite, sous-entendant que tout n’est peut être qu’une idée ou un rêve, structuré comme un conte de fées. De nombreux éléments de l’installation ne sont pas visibles dans le film et l’on peut se demander pourquoi, alors, construire un tel studio, mais cela me permet de revenir à la question centrale de ce que l’on décide de croire.
Vous exploitez toujours le lien entre la fiction et le réel…
Si une différence entre les deux existe ! Ce qui bien entendu n’est pas le cas. Quand j’étais étudiant en architecture, la première semaine, on m’a demandé de dessiner un trottoir, ce qui pourrait sembler simple. Mais non, car du sable lie ces pierres qui bougent et sont déformées par la chaleur de l’été… puis mon esprit est complètement parti ! Les idées s’enchaînent et les combinaisons deviennent obsessionnelles. J’aime ces questions pragmatiques posées par l’architecture, qui racontent l’histoire de qui nous sommes et ce que nous voulons. Mais je n’aurais pas pu être architecte car des choix s’imposent, or je préfère pouvoir discuter de toutes les possibilités et donner, en quelque sorte, une version « performée » de l’architecture. Avec mon état d’esprit, je pourrais imaginer des scénarii de films, mais cela signifierait également trouver une conclusion, même si j’adore Quentin Tarantino ou Lars Von Trier qui racontent des histoires et nous disent comment ils le font. Ce sont toujours des questions formelles ajoutées à celles sur la fiction et la mécanique du récit.
Cela me fait aussi penser à l’œuvre d’Alexandre Singh…
Qui a d’ailleurs réalisé une série de collages basés sur certains de mes travaux, et « fictionnalisé » ma production. J’ai trouvé cela très intéressant car mes réalisations ne sont pas conçues comme un point final et moi-même travaille avec l’histoire des autres. Ce serait antinomique d’imposer mon œuvre comme un produit fini et je préfère dire que c’est un matériel que d’autres peuvent employer, comme un point de départ dans une narration plus globale.
Souvent, vous emmenez votre histoire personnelle dans la grande Histoire, par exemple Welcome to the Hotel Munber fait référence au franquisme et permettait d’aborder la question de l’homosexualité…
Je suis intéressé par ce que veut dire être une personne et l’influence des autres ou des situations. Nos sociétés commerciales sous-tendent que nous sommes des produits finis, car le corps, les vêtements et l’habitat reflètent une idée de ce que l’on est. Mais avant que le mot individuel n’ait été inventé, comment se concevait-on ? Quelle est cette notion dans d’autres pays comme la Corée du Nord, le Japon ou l’Afrique, tandis qu’on dit que ma génération est très autocentrée et égotique, notamment par Facebook et la documentation constante sur la manière dont on vit sa propre vie. Me relier à une histoire plus globale me connecte par analogies, car mon propos et d’aller toujours plus en amont, ce qui m’apporte des sources et me permet de réarranger en permanence ce qui est important ou pas. Certains jouent à être moi, tandis que je joue toujours d’autres personnages.
Vous poussez même un peu cette théâtralisation. Éprouvez-vous du plaisir à faire l’acteur dans vos performances ?
Ce qui est certain est que le processus de travail de ces cinq dernières années a créé une identité de moi-même dont les personnages peuvent même entrer en conflit les uns avec les autres… Mais si l’on poursuit l’exemple de Welcome to the Hotel Munber, comme mes parents ont vécu en Espagne, peut-être qu’une part de moi y est reliée et c’est vrai que l’histoire de la pression sur les gays en Espagne sous Franco n’a pas été écrite. Il demeure une pièce manquante dans la grande littérature des écrivains espagnols, mais plus généralement, que veut dire s’exprimer sur le contexte dans lequel vous vivez ? Car vous témoignez toujours de votre expérience, donc en quoi est-ce différent de prendre l’histoire de ma mère ou de mon père pour écrire sur la situation des homosexuels à l’époque ? J’ai créé une histoire parallèle et il est apparu des liens très intéressants entre l’idée de dictature, de paternité et la volonté de se soustraire à l’autorité.
Comparée à la génération qui vous a précédé, quelle est aujourd’hui l’acuité de la question sur les genres ?
Les artistes de cette époque œuvraient de façon plus explicite par rapport aux thèmes de la sexualité, des races ou de l’identité sociale. Aujourd’hui, en s’appuyant sur le travail qu’ils ont effectué, nous avons la possibilité d’être beaucoup plus ambigu dans notre message, si en effet il est encore nécessaire de croire en la notion de message…
Simon Fujiwara est représenté par la galerie Dvir de Tel Aviv et la galerie Taro Nasu, Tokyo ; à l’automne 2014, il exposera au Carpenter Center for the Visual Arts de l’université de Harvard et à la galerie Dvir de Tel Aviv.