Gabriel Leger — Galerie Sator
Fixité, immuabilité, le sentiment d’éternité est entre les mains de Gabriel Leger. Pour figer une image du réel, il a comme allié le bitume qui recouvre et étouffe jusqu’à interdire tout mouvement. Immortalisées, anéanties, certaines parcelles du monde deviennent ainsi ses proies. Ou le bitume, matériau toxique joue le rôle d’une flèche qui en viendrait à bout.
« Gabriel Leger — Fétiche », Galerie Sator du 10 avril au 31 mai 2014. En savoir plus Gabriel Leger est un penseur-chasseur. Ce qui l’attire, l’intrigue, il aura le fantasme de le faire sien. Conserver les idées, telles des fétiches. Le bitume, mémoire du monde, connu depuis la haute Antiquité, se charge ainsi de figer (rendre solide par refroidissement, étymologiquement) certains objets. Ainsi des vinyles américains des années 60, dont il capture l’essence. Mais Gabriel Leger ne s’arrête pas à ce premier degré teinté d’adoration. Il s’agit aussi de salir, de rendre poisseux la douceur édulcorée des chansons d’amour qui faisaient fi d’une réalité historique tragique. Alors que tournaient ses disques, chantant en boucle des mots suaves, la guerre du Viêt Nam sévissait, emportant avec elle des millions de vies. L’histoire, chez l’artiste n’est jamais très loin. Il n’est pas anodin, du reste, que son choix se portât sur le bitume qui permit à Nicéphore Niépce d’inventer la photographie. C’est en effet avec du bitume de Judée qui blanchit à la lumière que le physicien trouva le chemin de l’héliographie en 1827, premier enregistrement d’une image.Aussi Gabriel Leger est-il familier des emprunts, des références, des citations. D’une photographie prise en 1912 récemment retrouvée et mise aux enchères de l’iceberg qui aurait causé le naufrage du Titanic, il en livre sa version, fidèle, au bitume sur plastique. Il semble là renouer avec la photographie ancienne, sur plaque de verre. Le résultat, prodigieusement sensuel fait oublier la technique, redoutable, tandis que les sujets choisis nous mettent sur la piste du medium photographique. Qui penserait à du bitume, plus volontiers associé aujourd’hui aux constructions de routes, aux grands chantiers, au monde moderne qui vrombit ? Le mélange est frappant. Deux époques se juxtaposent par le fond et la forme, deux unités de temps se croisent. Une femme dévêtue, tirée d’une revue fétichiste américaine des années 50 que l’on jurerait photographiée est en fait recouverte d’une mélasse vieille comme le monde et aujourd’hui signe de modernité. Les repères sont brouillés, les pistes se multiplient sous nos yeux. Comme dans ce jerrican datant de la Seconde Guerre mondiale sur lequel l’artiste a placé un fragment de statue égyptienne. Le cadavre exquis fonctionne à merveille. Gabriel Leger recolle des morceaux d’histoire à sa façon, offrant une lecture personnelle qui permet de rappeler que les momies étaient conservées grâce à du sable bitumeux. Ainsi coule le bitume de Gabriel Leger, trait d’union entre les vivants et les morts qui comme la tête de Méduse, pétrifie le regard.