Jürgen Nefzger — Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent
La Maison d’Art Bernard Anthonioz de Nogent reçoit du 23 février au 30 avril le photographe Jürgen Nefzger, né en 1968 en Allemagne et arrivé en France en 1990, où il étudie à l’école de Photographie d’Arles.
« Jürgen Nefzger — Contre Nature », La MABA du 23 février au 30 avril 2017. En savoir plus Usant d’une technique proche du documentaire, Jürgen Nefzger s’est toujours confronté directement à la réalité, des échecs de la politique urbaine des années 90 aux questions relatives à l’environnement. Son travail articule ainsi les conditions d’existence de nos sociétés libérales à leurs traductions sur leurs paysages mêmes. À travers ses multiples dimensions contemporaines, le paysage dépasse son statut géographique pour prendre chez lui des airs de marqueurs de temporalités. Territoires urbains, zones industrielles, espaces ruraux, toutes les variations de la société moderne passent sous l’objectif de ce photographe qui ausculte le monde et en établit un herbier éloquent aux allures de témoignage sans concession de l’ambition, voire de la naïveté, des hommes.Contre Nature, un titre d’exposition comme un programme qui vient synthétiser les années de recherche de l’artiste. Ambigu et volontairement paradoxal, ce titre souligne la lutte première de sociétés humaines contre leur environnement à rebours de leur propre nature qui exige son respect. Envisagée comme une rétrospective, cette présentation offre une vue d’ensemble sur la démarche engagée et cohérente. Sont ainsi présentées des séries qui feront voyager le visiteur depuis la Grèce jusqu’à l’Espagne en passant par la France, depuis les années 90 jusqu’aujourd’hui.
Accueilli par des panoramiques (1995-2000) de territoires urbains périphériques (zones commerciales, cités nouvelles, stations balnéaires), le visiteur est d’abord frappé par la technique, la beauté plastique de ces photographies réalisées à la chambre de structures quasi unanimement dénoncées comme des preuves de l’enlaidissement de « nos » paysages, de « nos » campagnes. Un paradoxe qui fait écho à la démarche de cet artiste dont le travail, forcément critique, n’est pas moins parcouru d’une certaine ironie. Entre sidération et fascination, ces paysages urbains tranchent avec tout ce que l’on connaît, déployant des architectures disproportionnées, elles semblent mettre l’homme à l’écart, même si l’on voit chacun les habiter, se les approprier.
Car pour beaucoup, ces structures constituent de retentissants échecs guidés par un aveuglement commercial, qui peuplent le paysage comme autant de cicatrices d’un tout à l’égo mercantile. Au-delà d’une glorification manichéenne de la nature face au laid, Jürgen Nefzger parvient avec malice à saisir la contradiction même de ces temples d’un nouveau genre, dépouillés de tout symbole ou de toute possibilité de prétendre à l’universalité qu’un trait tiré à un moment fixe sur ce qui devrait tous nous rassembler ; la nature. Dans ce déchirement, une certaine poésie en suspens, un charme de l’absurde font tout le vibrant de sa démarche, ne nous épargnant pas une certaine poésie de la fuite en avant. Si l’artiste dévoile sans complaisance l’impact sidérant de l’industrie humaine sur le paysage, il ne manque pas d’en relever l’absurdité et pointe par là avec une certaine distance des excès qui confinent au ridicule, voire au surréaliste lorsqu’il consacre une série aux panneaux publicitaires dépouillés de leur message, totems vierges et abscons propices à la dérive de l’imaginaire. La série Spam City, réalisée dans une Grèce percluse de dettes, met en scène, entre chaque photographie de panneau, un cadre monochrome qui répète ce silence et souligne l’absurdité d’un processus, l’occupation d’espaces publicitaires, condamné à se régénérer sans cesse pour ne pas se contredire.
Mais par-delà l’ironie, l’œuvre de Jürgen Nefzger est aussi l’histoire d’un échec, d’un aveuglement qui fait poindre les stigmates de notre propre fragilité. Portés par un double souci écologique et social rendu ici inséparable, ses travaux se dirigent également vers les projets fous abandonnés en cours de route pour laisser en friche des installations dépouillées de sens qui contribuent pourtant à « défigurer », à annuler le paysage. Ce sont ainsi des monstres de métal qui émergent de vallées désolées, vestiges d’installations destinées à la réalisation d’une station de ski dans les Pyrénées catalanes. Condamnées suite à la faillite du promoteur, elles gisent sur des reliefs transformés en cimetières industriels. Plus encore, la nature apparaît contaminée par l’invention humaine ; derrière les paysages primesautiers de la série Fluffy Clouds se distinguent des réacteurs nucléaires desquels émanent un immense nuage de fumée qui semble se fondre dans l’air qui l’entoure et envelopper l’ensemble d’une inquiétante vapeur éthérée. En témoignent également ces centaines de bâtiments espagnols, victimes collatérales de la crise des subprimes née à des milliers de kilomètres de là, en plein cœur de New York. Un parallèle que révèlent aussi bien ses séries Fortuna, Friche immobilière de Villaflores et la vidéo spécialement produite pour l’exposition, The Eye of the Bull. Après une première partie hypnotique dans un New York déserté autour de la bourse d’échanges de Wall Street, Nefzger réalise une succession de plans fixes dans une Espagne où les habitations, lorsque nous ne sommes pas là, apparaissent dans toute leur absurdité, perdent leur signification et laissent une cicatrice tenace sur le paysage. Au creux des interstices pourtant se faufilent les racines d’une nature en capacité de reprendre ses droits. Pour autant qu’on ne l’arrache pas, à l’image de ces arbres presque abscons au milieu d’un parking, vaines tentatives de donner vie à ce béton, comme des îlots de nature réfractaires à l’harmonisation idéale de la planéité industrielle. Leur sort sera pourtant de disparaître. Mais, dans la dernière salle de l’exposition, la nature s’impose et laisse entrevoir sa formidable beauté au cœur d’un parc d’attractions abandonné, imposant son ordre anarchique vertical qui casse les lignes horizontales inventées par les hommes.
La rétrospective proposée par la MABA donne toute sa force et sa cohérence au travail de Nefzger, cette plongée dans l’aménagement de l’espace avec l’ironie et la conscience d’une nature qui ne fait aucun cadeau, si ce n’est sa présence. C’est donc dans la durée que ses photographies à la chambre captent les mutations sociales d’un espace urbain qui se fait reflet des usages des hommes. Irréels, inquiétants et magnifiques, les paysages de Jürgen Nefzger nous plongent face à une suspension du temps, une stase qui nous en dit beaucoup sur le monde que l’on habite.