Pierre Huyghe — Centre Pompidou
À l’exemple de Untilled (Liegender Frauenakt, 2012) cette femme nue allongée dont le visage disparaît sous un essaim d’abeilles, il s’agit bien de celle rencontrée à Cassel lors de la dOCUMENTA 13, pourtant, elle semble aujourd’hui tout autre. Que devient-elle ou plutôt qu’est-elle devenue ? Par la même occasion, il est nécessaire de se demander ce qu’il advient du terrain vague dans lequel elle trônait, du jardin jonché de plantes psychotropes et aphrodisiaques savamment ordonnées, mais aussi de Human, le chien à la patte rose vivant dans ce microcosme. Est-ce l’occasion de la rétrospective qui a contraint Pierre Huyghe à rapatrier cette femme ou est-ce pour nous permettre de voir le temps à l’œuvre ? Mais Human fait son apparition et trouble nos interrogations par une sensation étrange et rassurante de déjà-vu. Plus qu’une remise en cause du contexte (temporel) inhérent à l’exposition, Pierre Huyghe porte son intérêt sur cette chose en soi, qui grandit indifféremment du spectateur, qu’elle soit mise en lumière ou non2. Il déplace l’exposition hors de son format habituel et donne par là même des codes pour observer Human déambuler librement dans l’espace. Chacun de ses mouvements fait événement et provoque la réjouissance et l’excitation du public, néanmoins l’animal s’affranchit totalement du phénomène créé par sa propre apparition et reste étranger à tout cela.
De la même façon, les déplacements de la patineuse un peu plus loin (L’Expédition scintillante, Acte 3, 2002), le Bernard Lhermitte réfugié au cœur de La Muse endormie de Brancusi (Zoodram 4, 2011), les araignées vivantes (Umwelt, 2011) ou encore le compagnon de Human dont la tête est soit recouverte d’un masque figurant un oiseau (La Toison d’or, avril 1993) soit par un livre luminescent qui semble contenir nos souvenirs passés et présents (The Host and the Cloud, 2010), existent en notre absence. Ils évoluent et vivent dans cet environnement sensoriel étendu à l’échelle d’une exposition. Cet « umwelt »3 à part entière exprime toute la complexité des organismes vivants exposés et donne l’impression d’être partiellement indexé selon les rythmes de Silence Score (1997) une partition elle-même accordée sur les fameuses 4 minutes 33 secondes de John Cage. L’original est divisé en plusieurs actes : I, Rain 30’ (cockrow and bells), II Wind 2’23’’ (birds + insects) cette orchestration est la retranscription des sons imperceptibles issus d’un enregistrement de 1952.
Les annotations correspondent étonnamment à des phénomènes naturels : pluie, vent… Seraient-ce les mêmes conditions météorologiques développées dans le premier acte de l’expédition scintillante ? Neige, pluie, brouillard, précipitation sont ici programmés et semblent tout droit sortis de cubes minimalistes. Ces volumes géométriques soulignent l’émerveillement créé par le conditionnement artificiel de phénomènes atmosphériques dans le prolongement du Centre Pompidou sur la piazza. L’œuvre existe au-delà du cadre réduit de l’exposition et même si ce prolongement d’espace n’est pas suffisant pour rendre compte du ravissement contenu dans L’Expédition scintillante, A Musical (2002), il permet à Pierre Huyghe de détourner l’espace contraignant de la galerie sud, une réflexion qu’il poursuit également en utilisant les cimaises de la monographie de Mike Kelley, ou encore en exposant Timekeeper (1999) qui rejoue et ressuscite l’histoire des expositions passées. Ainsi, la percée dans la cimaise réhabilite les précédentes propositions, le mur vert de l’installation de Guy De Cointet utilisé pour le nouveau festival revit tout comme Le voyage en utopie de Jean-Luc Godard. Pierre Huyghe convoque les précédents hôtes qui ont traversé le musée et continuent de le hanter.
The Host and the Cloud évoque, tout aussi justement cette idée d’hôte(s), mais cette fois par la retranscription d’une expérience artificielle vécue par une quinzaine de personnes confrontées à des situations accidentelles. Le tournage a eu lieu dans un musée d’ethnographie désaffecté pendant une année concentrée en trois fêtes populaires : Halloween, Saint-Valentin et Fête du travail. À ces trois occasions, plusieurs témoins ont été invités à entrer dans le musée des Arts et Traditions populaires pour prendre part à cette expérimentation inédite. Le temps exposé dans le film est en dehors du quotidien, il relève davantage d’un imaginaire partagé, d’une aventure collective. Un conte en quelque sorte nous invitant à « vivre l’imaginé »4, à l’instar de la rétrospective de Pierre Huyghe dont la vitalité spécifique nous empêche de quitter facilement ce monde clos et dont le récit divisé en plusieurs actes ou événements, développe la fantastique capacité de s’auto-générer.
1 Pierre Huyghe, Écritures singulières, interview par Robert Storr, Art Press, n°404, Oct. 2013.
2 Entretien avec Pierre Huyghe, propos recueillis par Roxana Azimi, Le quotidien de l’art, n°407, 26 Juin 2013.
3 Le terme à été initié par Jakob von Uexküll et décrit le fait que chaque espèce vivante a son univers propre, à quoi elle donne sens et qui lui impose ses déterminations. C’est également le titre d’une œuvre citée précédemment.
4 David Robbins, Science Fiction chaude, page 177, Pierre Huyghe : le Château de Turing, Les Presses du réel, 2003.