Matthieu Clainchard & Nicolas Milhé — Énorme changement de dernière minute

Exposition

Installations, sculpture, techniques mixtes

Matthieu Clainchard & Nicolas Milhé
Énorme changement de dernière minute

Passé : 25 avril → 15 juin 2013

Personne n’oserait penser « fiance » à l’horizon du camailleu marronnasse et sans issue du monolithe de Matthieu Clainchard réalisé en plaques de bardages anti-squat. Personne ne penserait non plus « fiance » en tournant autour de son diffuseur de bruit-vert, curieuse synthèse du bruit de la réalité. Ceux-là non plus, tout autour, plaqués aux murs, ne nous inspirent pas « fiance ». Six présidents de la Ve République française choisis par Nicolas Milhé nous répètent droit dans les yeux « fiance » « fiance » « fiance ». Ils semblent avoir été fossilisés en pleine période électorale sous des couches et des couches de vernis. Ce qui est bien le cas, une trentaine de couche même, selon un procédé de passage au tampon, autrement appelé french polish. Des peintures les accompagnent, annonçant la couleur, quelque peu compromise, du bilan de leur mandat respectif, plus ou moins rouge ou plus ou moins bleu. Quel sentiment éprouver devant ce monochrome là, par exemple, celui qui s’appelle Jacques Chirac et dont le bleu vire très légèrement au brun ? « Fiance » ? Je ne crois pas, non.

De quoi s’agit-il ? Que vient faire ici ce mot « fiance » ? D’où sort-il ? Il suffit parfois de lire un vers par dessus la jambe pour se figurer avoir découvert un titre formidable. Les artistes finissaient encore certaines de leurs pièces, j’avais tout le loisir de lire un peu de poésie. Je lisais donc L’Art poétique (1874) de Verlaine, sachant qu’il y était question de nuance, quand ce vers attira mon attention: « Oh! la nuance seule fiance ! » La nuance, seule fiance, je tenais là quelque chose, peut-être un titre. Mon malheur avait été de trop facilement me demander « tiens qu’est-ce qu’une fiance ? » sans lire le reste. Pour commencer, je l’avais lu trop vite, d’un coup sec comme une « fiente ». Il faut voir qu’à ce moment là j’étais bien imprégnée de l’univers coloré de l’accrochage en préparation où le marron, omniprésent, était tantôt monumental tantôt infiltré parmi les rouges et les bleus. L’épiphanie fût brève, car en fait, j’aurais dû lire à la suite : « Oh! la nuance seule fiance / le rêve au rêve et la flûte au cor », le verbe fiancer, évidemment. Mon titre se transformait en une grotesque promesse de mariage, c’était une catastrophe. Pourquoi une telle méprise ? « Fiance » bien sûr ! Et le simple fait que ce mot existe, indépendant du verbe fiancer sans lui être étranger ! Il était là, rare, ancien et avait le sens précis que je lui cherchais, à savoir, un serment de fidélité, un hommage, une confiance absolue. Mais l’intérêt de ce vers tronqué, et son rapport direct avec l’exposition, c’était le paradoxe de l’association de cette idée de confiance absolue avec celle de nuance, en tant que forme d’altération, de corruption, d’une couleur ou d’un parti et de cette abstraction qu’en politique l’accommodement d’une parole donnée ne devrait pas nous formalise, mais cela devrait-il nous rassurer ? Par ailleurs, je trouvais encore à « fiance » l’attrait d’évoquer avec subtilité l’ambiance un peu merdeuse d’une fin de réunion administrative visant à choisir la gamme colorée d’un ensemble de mobilier urbain. En lisant ce vers comme je l’entendais, je courais après une preuve, un en-tête c’est certain, mais surtout je souhaitais questionner le postulat tout neuf qui s’y manifestait malgré lui : la nuance est-elle digne de confiance ? Pour éviter toute confusion, je choisissais néanmoins un autre titre.

Énorme changement de dernière minute est le titre d’un recueil et d’une nouvelle de Grace Paley (1922-2007), écrivain américain et militante. À priori, la nouvelle n’a rien à voir avec ce qui nous occupe ici — si ce n’est son engagement politique. Pour en résumer l’histoire très vite fait, il s’agit d’une femme qui, déroutée par l’érotisme de la nuque d’un chauffeur de taxi, voit sa vie basculer. Ailleurs, voici ce que l’auteur en dit : « Tout le monde dans la fiction comme dans la vie réelle a droit à un destin ouvert.» Voilà qui nous intéresse, toujours dans le ton de ces variations paradoxales, puisqu’ici les œuvres se présentent au premier abord comme étant toutes closes, bouchées, impassibles, hermétiques, étanches. Si l’étanchéité évoque le fait de ne laisser passer aucun liquide, gaz, sentiment ou être humain, l’action d’étancher signifie rendre étanche mais se rapporte aussi à l’action d’apaiser la soif, et ce, en buvant. Le verbe étancher produit donc cet effet d’omnipotence qui lui octroie le pouvoir d’arrêter l’écoulement d’un liquide aussi bien que de le faire couler pour produire un soulagement. Je me laissais dire alors que chacune des pièces de cette exposition était en quelque sorte l’analogie formelle de ce duo signifiant, de cette énormité contradictoire, de cette toute puissance. Anti-matière, avenue Thiers, le bloc en tôles perforées de Matthieu Clainchard, ainsi que Bruit vert cet autre petit monument, plus discret de par ses dimensions mais non moins envahissant, proposent la même problématique, c’est-à-dire faire œuvre de son propre retournement de situation, de sa propre annulation, de son propre « rendre nul ». Le bardage anti-squat se refermant sur lui-même repousse du rien à l’infini et pour l’éternité, tandis qu’en matière d’ingénierie sonore, l’usage du bruit vert consiste à synthétiser la réalité pour la faire disparaître par un jeu de miroir de fréquences identiques. Que se passe-t il à l’intérieur de cet énorme repoussoir inverti, qu’engendre la diffusion du réel dans le réel, qu’espèrent nos six candidats de cette anomalie démocratique propre à la Ve République qui pourrait tendre à leur donner plein pouvoir ? S’agit-il simplement de mettre la réalité un peu plus fort ? Doit-on attendre le signe de quelque chose qui …

— Allo ? Oui ? Nicolas ( … ) Ha bon, d’accord ( … ) Du coup on part là-dessus ? ( … ) Ok, donc ça ressemblerait à quoi au final, parce que là j’ai presque fini le texte ? ( … ) Et tu vas leur coller une pastille dorée sur le front ? ( … ) Non ? Pas une pastille ? ( … ) Ha, pardon, un cercle plein doré à l’or fin, ok ( … ) L’or, l’icône, la glande pinéale, le 3ème œil ( … ) Oui, oui je note ( … ) Tu leur « toyes » le visage … Attends c’est quoi « toyer » ? ( … ) Ha oui, je l’ai : « dénaturer un graffiti en le raturant » ( … ) Nan, nan, ça va aller, j’en étais justement là ( … ) Ok, ça marche, allez salut ( … ) Oui oui, je te tiens au courant, bise !

J’allais dire : Doit-on attendre quelque chose qui nuancerait cet état de fait ? Nicolas Milhé m’apporte une réponse en modifiant légèrement le projet de sa pièce. Alors oui, la nuance qui change l’état de fait, ça peut être ça aussi, la marque ésotérique d’une grande sagesse et d’une profonde connaissance de soi, l’impact potache d’un trou de balle à l’endroit du siège de l’âme ou pour Clainchard, le relâchement du bruit de la réalité. En tout cas, c’est certain, ces nuances offrent la possibilité d’une fuite, l’alternative de ne plus être étanche, mais d’étancher, car il est toujours temps d’agir, d’ouvrir les vannes et de soulager la soif et, car enfin, je le répète, merci Grace Paley, « tout le monde » et par extension une œuvre, un texte, une exposition, « tout le monde dans la fiction comme dans la vie réelle a droit à un destin ouvert ».

Laetitia Paviani
  • Vernissage Jeudi 25 avril 2013 à 17:00
Galerie Samy Abraham Galerie
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43, rue Ramponeau

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