The Shining Path

Exposition

Peinture, photographie

The Shining Path

Passé : 21 juin → 27 juillet 2013

On trouve dans les travaux de Lisa Beck, Bruno Jakob, Martin Widmer des problématiques communes indiquant des tendances à produire des paradoxes en lieu d’œuvres d’art. Les œuvres exposées semblent convoquer de bizarres forces extérieures pour faire vaciller l’objet, comme s’il s’agissait de lui retirer son autorité. Ainsi un reflet vaut autant qu’une peinture, les châssis se déforment pour figurer le vide qui les sépare, la toile se travaille à l’eau claire et aux flux invisibles, la photographie figure sa propre puissance d’aveuglement. Ici les œuvres se tiennent devant l’abîme des contradictions qui les fondent. A la manière de ces fleurs promises au flétrissement que l’on assemble le temps d’un bouquet, elles demeurent à la lisère de la disparition.

Si Mi Fou (1051-1107) devint peintre au crépuscule de sa vie il consacra une grande partie de son existence à la pratique de la calligraphie. Il se distingua par la cursive dite « d’herbe », une écriture vacillante et brusque dont les enchaînements, que l’on dirait affolés, laissent deviner une cadence d’exécution comparable à une bourrasque de vent. Nonobstant une maîtrise complète de l’art de la calligraphie, d’aucuns conseillent un état d’ivresse relatif ou avancé pour tracer cette cursive.

Bruno Jakob peint depuis trente ans à l’aide d’une palette sur laquelle on trouve essentiellement de l’eau claire, mais aussi tout ce qui ne laisse pas de trace, des climats, des ondes cérébrales, du vent. On le voit se munir de gobelets emplis d’eau, travaillant des heures durant sur une feuille de papier subissant ainsi d’infimes modifications. On le retrouve ensuite tendant obstinément une toile vierge devant un cheval blanc ou encore une cascade d’eau pour en capturer d’invisibles motifs venant se projeter sur le tableau. Il serait inopportun de penser qu’il s’agit là d’une pratique conceptuelle, l’artiste travaille encore comme un peintre, avec des outils de peintre et des horaires de peintre. A défaut de vapeurs d’essence de térébenthine, il consomme de l’eau pure. Les peintures de Jakob sont des plaques sensibles par lesquelles ont filtré toutes sortes de matière invisibles, elles sont imprimées de visions.

Fou Pao Che, cité par Chan Hoa à la fin de la dynastie Ming, affirma que la peinture de Mi Fou avait la « saveur des nuées ». Ses paysages devinrent de plus en plus flous à mesure que le peintre diluait son encre, comme si l’eau en se délestant de sa charge de pierre noire s’emplissait d’une turbulence invisible dont le peintre aurait distribué les effets sur le papier. La peinture de paysage n’est pas la copie d’un univers préexistant mais un univers dont les mécanismes reposent sur sa propre matérialité picturale. Elle s’établit comme un art subtil de la distribution des fluides semblable à une ingénierie hydraulique où l’eau vaut pour le vide. De là peut être cette commune impression que les paysages de Mi Fou sont bus par l’atmosphère.

Il est difficile d’aborder le travail de Bruno Jakob sans penser qu’il procède d’une machination. Si l’on y retrouve certains traits d’humour de films muets, des Monty Pythons ou des histoires de rois nus, il faut néanmoins garder à l’esprit qu’il s’intègre dans une étrange filiation où l’on retrouve la peinture d’inspiration bouddhiste, Cézanne, Frenhofer, et John Cage. Il pratique cet art minutieux du vide. La peinture se dépigmente absolument et devient un fluide purifié inscrivant d’infinitésimales transformations sur la surface de l’œuvre. L’eau ou les ondes cérébrales irriguent le tableau d’un flux imperceptible pour y creuser ce réseau de sillons, un négatif où se le travail se lit en creux. Si les paysages du peintre sont infigurables, ils demeurent mentaux, matériellement mentaux. Frêle et hallucinée la pratique de Bruno Jakob garde une élégance de peinture chinoise qui implique selon Bertolt Brecht « un heureux renoncement à la complète soumission de celui qui regarde, dont l’illusion ne peut jamais être entière ».

En janvier 1977 Patti Smith interprète Ain’t It Strange devant une foule de spectateurs amorphes compressés dans l’immense stade de Tampa en Floride. Au bord d’une scène haute de trois mètres elle entonne son troisième couplet :

« Je tourne, je spirale, et je mouille la main de Dieu, je sens le doigt, la main de Dieu, et je commence à tournoyer Et je tourbillonne, et je tourbillonne… »

Elle lâche son micro et se mets à tourner sur elle-même à la manière d’un derviche tout en continuant son chant devenu inaudible pour le public.

« Tourne, Dieu, fais un geste tourne, Seigneur, je ne suis pas nerveuse, Oh je viens de passer dans une autre dimension, amène toi dans une autre dimension… »

Dans un moment d’extase elle atteint une vitesse folle et tente malgré tout de rattraper son micro, bascule et chute dans le vide.

Les œuvres de Lisa Beck associent des phénomènes visuels contradictoires qu’elle se charge de rendre contigus. Elles assemblent le positif et le négatif, la trame et le hasard, la couleur et les gris, la planéité et la profondeur. La forme circulaire, omniprésente dans le travail de Beck, permet de façonner le champ de la peinture avec des entités contraires. Si le cercle indique le cloisonnement d’une surface, il peut néanmoins se transformer en réceptacle. Une fois sa bi-dimensionnalité dépassée, le cercle devient le fourre-tout d’un nombre indéfini d’autres cercles venus d’autres dimensions. The Shining Path (1989) est un assemblage de grands disques négatifs délimités par un groupe de petites peintures aux châssis arqués. La figuration du vide s’obtient contre la torsion du support orthogonal et traditionnel. Column (2012) est un miroitement de formes colorées, la répétition spéculaire d’un motif géométrique. L’évidente référence Brancusienne s’abîme ici dans jeu de renversement et de désorientation. La multiplication trouble des motifs dans le mylar insinue une lecture dyslexique de l’œuvre et redouble l’objectalité de la peinture dans son propre mirage. Envahie par le vide ou confrontée à son double, la peinture de Lisa Beck négocie son mode d’apparition avec des forces impalpables qu’elle cerne d’un chaos irisé.

Après s’être fracassée contre le sol de Tampa, Patti Smith a plusieurs vertèbres du cou brisées et reste immobilisée pendant plusieurs mois. Pendant sa convalescence elle visionne à plusieurs reprises Au Hasard, Balthazar de Robert Bresson si bien qu’elle en tire plusieurs observations sur les rapports qu’entretient le film avec l’expressionnisme abstrait américain. Elle retrouve en Gérard, personnage de petite brute, la figure fracassante de Jackson Pollock. Ailleurs dans le film figure une scène où deux peintres juchés sur des ânes parcourent la campagne. Bruit de chute d’eau :

« Et puis jaillit sur ma toile une multitude de structures dont je ne suis pas le maître et comportant chacune une dialectique. Ce n’est pas la cascade que je vise, mais ce qu’elle me dictera, d’ailleurs sans aucun rapport logique avec elle. Sa chute me mettra en mouvement.
 — Une peinture cérébrale, une peinture de pensée ?
— Une peinture d’action, action-painting. »

S’il semble évident que par sa carrière Pollock fonde le métier de peintre en tant qu’acteur, les personnages de Bresson décrivent des peintres. Balthazar n’en demeure pas moins le personnage principal du film, il n’est pas peintre, il est le témoin muet d’une humanité qui s’épuise en gestes. Balthazar est un âne.

Selon Lucrèce les corps libèrent des décalques fidèles échappés de leurs contours, pareils à de minces pellicules voltigeant dans l’air comme la fumée, comme la couleur diffuse des voiles de théâtre, et qui viennent frapper les sens. Semblables à des feuilles sans épaisseur, des reliquats de mues, les simulacres frayent au travers les yeux, les pores de la peau pour s’immiscer dans le sommeil. Ainsi les rêves s’animent du mouvement du monde extérieur. La démonologie néo-platonicienne décrit des corps aériens dont la forme change au gré de leur imagination et se reflète dans l’air alentour comme dans un miroir. A une époque où l’optique se chargeait d’étudier ces phénomènes, certaines pratiques visaient à prendre le contrôle d’une personne en lui insufflant une image en rêve.

Martin Widmer photographie selon ses dire « là où il n’y a rien à voir ». La série Here Comes The Sun (2008) montre des images d’architectures affadies et découpées par de larges pans géométriques. Alors que l’on pourrait croire qu’elles souffrent d’une erreur de tirage, ces photographies capturent en fait un moment du jour où la lumière aveugle l’appareil. Le photographe traque ce qu’il appelle une « surexposition naturelle », un phénomène d’irradiation solaire se produisant selon une distance et un angle très précis que seul un puissant téléobjectif permet de saisir. La lumière fait voler en éclats les volumes, l’éblouissement de la machine rappelle celui qui frappe au réveil après une débauche d’alcool. Travaillant le trouble à même le procédé photographique, Widmer donne une image du monde déjouée sur son propre mode d’apparition. En renversant le projet moderniste de rendre visible l’invisible, la lumière crue qu’enregistre Martin Widmer nous montre combien est invisible l’invisibilité du visible.

Il y a deux soleils comme il y a deux peintures. Dans son article « Soleil Pourri » écrit pour la revue Documents en 1930, Georges Bataille distingue un astre solaire parvenu à son point le plus haut dont les rayons distribuent la « sérénité mathématique » et transmettent « l’élévation de l’esprit » à quiconque se préserve de le regarder. Un corps astral qu’on ne regarde pas et qui ne nous regarde pas. Dès lors que nous refusons de baisser les yeux et que nous nous obstinons à regarder ce même soleil fixement nous sommes dans l’incapacité de voir. Enfin les yeux sont brûlés jusqu’à l’horrible extase où plus rien ne se contemple, amputés de leur faculté productive et relégués au rang de déchets organiques, ils abandonnent leur capacité à élaborer des formes élevées. C’est de cet état de décomposition aberrant que se tire « la recherche d’une rupture de l’élévation portée à son comble, et d’un éclat à prétention aveuglante. »

Bruno Botella, juin 2013
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