Rineke Dijkstra — Maison européenne de la photographie
La MEP propose une exposition cohérente et sobre de l’œuvre de Rineke Dijkstra dont les vidéos, en s’inscrivant dans un protocole de rapprochement et d’immersion, maintiennent une distance nécessaire pour faire cohabiter réflexion, curiosité et portée critique évitant le piège de l’ironie. C’est que, sous ses airs de nouvelle objectivité glacée, transpire une véritable empathie pour ses sujets qui, des apprentis danseuses aux collégiens, sont l’objet d’un modelage par une autorité ou, à tout le moins, par des modèles extérieurs.
« Rineke Dijkstra — I See You », MEP, Maison européenne de la photographie du 7 juin au 1 octobre 2023. En savoir plus Le voir et le faire, le visible et le caché sont au centre de cette démarche qui ausculte les porosités entre mise en situation et mise en scène. L’acte anodin mime alors l’ordre d’action lancé à la caméra pour détourner la focale du geste en train de se faire jusqu’à la question essentielle de sa réalisation. Dès la première vidéo, Ruth Drawing Picasso, Dijkstra nous plonge dans un miroir fantoche avec l’œuvre d’une collégienne appliquée à suivre son modèle dont on ne voit jamais le résultat dans la vidéo mais qui émerge dans le parcours. Seuls le regard, l’attention et les gestes de la jeune écolière sont retranscrits.La seconde vidéo, dans un mouvement presque antidialectique de la pensée, s’attache à recueillir les paroles de jeunes adolescents face à cette même œuvre. La timidité et la tension autour de l’exercice permet de donner une certaine gravité à ces regards, une inquiétude qui tend le rapport de ces enfants à l’objet de leur attention, ce même objet qui nous manque. Plus le temps passe, plus ils s’habituent et, si les yeux restent attentifs, des pouffements et sourires étouffés traduisent la magie de ce rapport aux choses, du plaisir de retranscrire, par les mots, ce que l’on voit et, plus que tout, d’être entendu, écouté.
Les deux dernières vidéos, elles, sont consacrées plus spécifiquement à la représentation à travers de jeunes filles gymnastes et danseuses en formation manifestement intensive. Répétant des gestes destinés à les distinguer, elles travaillent leur pratique dans la perspective d’une monstration à venir. Leur abnégation répond à l’engagement du visiteur, abstrait de tout contexte et contraint de se confronter à la rencontre d’un lieu, d’êtres et d’activités dont il lui appartient de démêler les causes et les enjeux. Ce que l’on voit est alors une ôde à ceux que l’on n’écoute pas, ce à quoi l’on n’aurait prêté attention si la sensibilité de l’artiste ne s’en était pas mêlé.
En cela, les installations de Rineke Dijkstra usent d’ambivalence et d’ambiguïté pour révéler l’autre autant que soi. Et ses sujets deviennent alors autant de miroirs fantoches, reflets qui ne sont que le réceptacle de ce que l’on y met, travaillés précisément par ce que l’on ne voit pas.
Au cœur d’une société centrée autour de l’image, d’une psyché reposant intensément sur le sens de la vue et le signe, ses plans fixes, insistants et dont les visages des protagonistes impriment en profondeur l’expérience, c’est bien le portrait qui est en jeu. Une rencontre qui n’est pas la nôtre mais croise, par effraction, notre regard et se dévoile dans ses silences. Et la durée, centrale, participe de l’expérience pour nous faire éprouver nos propres projections sur ces sujets qui, comme tous les autres, nous entourent et n’ont guère besoin de notre regard pour exister.
Un œuvre sobre qui, se détournant des éclats et du spectacle, n’en perd pas moins la valeur esthétique d’un protocole qui met à niveau une réalité et la modèle en un objet de réflexion possible. Ni déceptive ni gratifiante et détournée de visée morale, son écoulement et sa répétition au sein de boucles deviennent les leçons essentielles d’une observation de la vie comme elle va.