Zhenchen Liu
Dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin insiste sur la notion d’ « aura », consacrant l’unicité de l’œuvre une. On n’est pas tenu, je crois, de réserver l’aura à l’œuvre unique et irreproductible, comme il le faisait. Même à l’heure des multiples et du virtuel, disons d’une pratique diffuse de l’art, la notion d’aura formule assez bien l’attention particulière, particulièrement condensée qu’éveille l’art et qui, par effet de focalisation sur ce qu’il désigne à notre attention, nous aide à mieux voir le monde, les mondes, extérieurs, intérieurs, et autres dont on n’a pas idée ou dont on n’a qu’idée. L’aura, c’est ce qui émane de ce à quoi nous portons une attention exclusive et durable. Et, parmi les productions humaines, l’art est de celles qui suscitent la plus forte concentration d’attention, quand il y a chef-d’œuvre (le mot parût-il dater aujourd’hui, il datera moins demain) ; c’est même du chef-d’œuvre une définition possible. Au sens où Maurice Blanchot disait que les œuvres majeures suscitent un « entretien infini » avec nous.
Parce qu’ils n’arrêtent pas l’innovation conceptuelle et formelle à l’expérimentation de techniques, parce que la vue n’y est pas assujettie à la technologie ni la pensée arraisonnée à l’emploi de logiciels ; les films de Zhenchen Liu, jeune artiste chinois vivant à Paris, suscitent en nous un dialogue intense, nous entretenant de la réalité de notre monde urbain et global, et plus particulièrement de l’Autre de notre civilisation : la Chine, vue à travers sa ville-vitrine : Shanghaï. Capitale de la démesure cristallisant le miracle économique chinois, où le temps accéléré par un excès de modernité basé sur la rupture, a fini par détruire celui des questions humaines, de la communauté et de son histoire, comme nous le montre la vidéo-phare de l’artiste, Under Construction, réalisée à partir d’images utopiques de la ville, d’images métaphoriques et d’images documentaires, réunies dans un seul espace restreint pour donner un aspect réel du terrain.
Dans les vidéos présentées à la Galerie Briobox, c’est le temps d’une réalité plus immédiate que nous fait voir Zhenchen Liu, celle de son propre regard. Au miracle s’oppose le Mirage comme le suggère le titre d’une œuvre, long plan fixe des deux plus hautes tours de la ville se reflétant dans l’eau de la rivière doucement balayée par le vent. Mirage amplifié avec Kaléidoscope, tapissant deux murs de la galerie. En elle se concentre un temps d’images presque subliminales, voire hallucinatoires avec ces mandalas-bouddha, mandalas-Mao, etc. Kaléidoscope peut également se voir comme un argument sur l’art récent qui, quand il est autre chose qu’un aimable divertissement, reste hanté par un conflit engagé dès ses origines, bien avant même que l’art se pense comme tel : figurer-défigurer, produire de l’image ou bannir l’image, capter l’illusion de la vie dans toutes ses turpitudes ou se réfugier dans le sublime d’une vibration lumineuse.
Enfin, dans sa dernière création, Zhenchen Liu a placé sa caméra à la sortie du concours d’entrée d’une des plus prestigieuses écoles d’art de Chine. Projetée à taille humaine, le regardeur se retrouve mêlé à une foule de visages incertains ou en larmes, à l’attitude de la masse à l’égard de l’art, à un autre mirage engendré par cet excès de modernité : Tout le monde peut devenir artiste. Erreur. Il y faut une distance comme le montre le ralenti de cette séquence de 10 minutes. Une distance nécessaire pour le surgissement d’un rapport (à soi, au monde, à la pensée). Car avant d’être un marché, l’art est une pensée. Zhenchen Liu ne l’oublie pas. Sa distance unique fait de lui le constructeur de sa propre œuvre-vie, à rebours de toutes espèces d’unanimité et d’autosatisfaction.
Zhenchen Liu
Contemporain
Film, installations, nouveaux médias, peinture, techniques mixtes, vidéo
Artiste chinois.
- Localisation
- Shanghai, Chine et Paris , France