Anthony Duranthon
Imager le monde
Dans les derniers mois de sa vie intra-utérine, alors que l’œil ne lui permet encore que de distinguer, au mieux, les variations lumineuses qui filtrent à travers la peau, les muscles et le liquide amniotique, le fœtus forme déjà ses premières images, passant le plus clair de son temps à rêver, mêlant les perceptions qu’il a de l’extérieur aux observations centrées sur ses propres activités internes et autres hallucinations nerveuses sensori-motrices. Une forme synesthésique témoignant peut-être de désirs inconscients, comme Freud en a émis l’hypothèse ou plus généralement, assurant une fonction compensatrice ou complémentaire ayant pour vocation l’équilibre psychique selon Jung, qui semble perdurer dans notre manière d’aborder au monde par la médiation des images.
Ainsi, passons-nous notre vie, depuis notre existence prénatale, à fabriquer, modifier et enrichir des images qui, à la manière de la célèbre allégorie platonicienne de la caverne finissent par former notre réalité même, tapissant puis feuilletant ce qui se définit alors comme notre monde. Comme si vivre alors n’était plus que regarder à un colossal album, « imager » ce qui nous entoure : fabriquer et manipuler, lire et regarder, mettre en relation des images.
L’image, interprétation sensible tout autant qu’intellectuelle, a toute l’épaisseur d’une pensée. Le cerveau, loin de n’être qu’un enregistreur passif de ce que lui transmettent les sens construit le monde de l’intérieur, atténuant parfois à l’extrême les informations sensorielles pour travailler sur son fond propre, rêver le monde.
Anthony Duranthon semble avoir retenu cette ontologie de l’image, ses circulations complexes, sa domination médiatique et ses épanchements narratifs. Ses tableaux ne sont jamais des tableaux de choses, mais radicalement des tableaux d’images. Des tableaux qui jouent de cette façon que nous avons d’imager ces bribes de réel filtrant du dedans comme du dehors et qui, dans leur singulier travail, rêvent le monde, forgent l’unité imaginaire depuis laquelle on se situe. Ils en ont la codification (ces concepts dynamiques), de la photo de classe au portrait de famille en passant par les différents archétypes de la photographie amateur, ils en ont la texture schématique, ils en ont aussi la manière heuristique, composite. Ainsi, dans leur apparente légèreté plaisante, les séductions de leur réalisme « pop », les peintures d’Anthony Duranthon incitent à une ample réflexion sur l’image.
Toute figuration est double, en ce qu’elle est image d’une part, mais aussi en ce qu’elle est image de quelque chose et que ce quelque chose auquel elle fait référence y agit. Cette adhérence du référent, comme l’exprime Barthes, cette nature indicielle de l’image est chez Duranthon traversée, dialectisée par la plastique du tableau qui, tout en répondant à un désir de figuration et de lisibilité dont il faudra dire l’objet, unifie la surface en un jeu de taches et de couleurs saturées qui n’est pas sans évoquer le projet Nabis tel qu’énoncé par Maurice Denis. Le sujet est rendu secondaire pour ne devenir qu’une apparence figurative engendrée par « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », un fait pictural. A la manière d’un rubenisme radical occultant courbes et venusté des modèles pour n’en retenir que l’image « thermique » comme en génèrent certaines caméras ou comme en synthétisent certaines compressions numériques, fond et forme s’entremêlent à égalité, à la manière d’associations libres, indépendantes du monde réel — comme le rêve se love sur lui-même, engendrant ses propres fantasmagories. On pense alors à ces images qu’exploitent les neurosciences pour localiser les zones actives du cortex cérébral selon les activités qui lui sont soumises, schématisant les sujets de leurs observations par des tâches colorées. Et plastiquement, en effet, par leur traitement égal, systématique et synthétique, les tableaux d’Anthony Duranthon relèvent d’une mécanique davantage que d’un regard dans la complexité interprétative qui le détermine.
Contrairement à ce que laisseraient entendre les titres de certains tableaux, il ne peint ni Elvire, ni Aurélie, ni John, ni telle ou telle personnalité ou victime d’un fait divers, mais seulement les images qu’Elvire, Aurélie et John projettent au peintre, au photographe, aux autres et pour finir à eux-mêmes. Il peint des Portraits, pour tout dire ; un de ces genres canoniques de la peinture passé à la photographie, à la littérature auquel des individus se prêtent en se rendant objets d’un regard. Les acteurs nous le disent assez quotidiennement, eux qui s’offrent aux récits des images : les noms sont interchangeables. L’identité, quoi qu’en attendent certains politiques, est un concept ouvert. Ce qui est figuré, pour y revenir enfin, c’est, soit cette hésitation de la tache et de la figure, de la plastique et du sujet à l’œuvre chez les Nabis et qu’évoque sous le mode de l’anecdote un tableau comme Devant-dedans (2012). Soit un archétype comme L’enfant (2012), Les parents (2013), La famille (2012) comme modèle sociologique, La classe telle qu’engendrée par la photographie traditionnelle, Ousititi ! (2012), le Président (2011 et 2013) comme fonction et figure symbolique dont chaque président sera une variation. Images abstraites, sujets détourés, dont le fond, c’est à dire le contexte, est interchangeable et qui fondent ainsi une forme allégorique de nos sociétés. Un temps, Anthony Duranthon a présenté de telles images dans des cadres anciens contrastant avec l’apparence résolument moderne, presque pop de la peinture, comme s’il s’agissait d’insister sur la dimension codifiée de ce qui les structuraient ; de signifier la dimension analytique de son travail, ainsi placé dans la lignée de Saussure ou de Lévi-Strauss.
— Jérémy Liron, 2014.
Texte publié dans l’édition, Anthony Duranthon, Grimes et Imagos, Shakers, 2014
Anthony Duranthon
Contemporain
Peinture
Artiste français né en 1984 à Clermont-Ferrand, France.
- Localisation
- Lyon, France
- Site Internet
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