Berdaguer & Pejus
Si un certain nombre d’artistes dans les années 1960 refusaient la « tyrannie de la marchandise » et aspiraient à une émancipation du sujet par une remise en cause du fétichisme de l’objet, les valeurs associées à la dématérialisation se sont trouvées, par la suite, paradoxalement inversées.
À l’ère du tertiaire, des nanotechnologies et des neuroleptiques, la dématérialisation et l’invisibilité ne portent plus les mêmes significations de retrait et d’effacement. Or, la radicalité de l’œuvre de Berdaguer et Péjus se situe précisément dans cette capacité à intégrer ce renversement tout en maintenant l’héritage critique de l’art conceptuel à l’égard de la « société d’administration ». Ce sont ainsi les pouvoirs politiques et idéologiques de la science, de l’architecture et des médias, que cette œuvre désigne d’une manière à la fois inquiète et ironique.
« Le sujet est une machine à ressentir dans un monde poreux », avancent les artistes qui ont imaginé un dispositif à l’échelle d’une ville. Hormonal City est un environnement total immatériel dont la perception n’est déterminée que par des émanations chimiques et électromagnétiques captées directement par le système nerveux. Ce condensé parodique des utopies technico-architecturales du vingtième siècle pose un état des lieux particulièrement inquiétant sur les fantasmes d’ubiquité dématérialisés. Affirmée avec toute l’ambiguïté critique d’un projet dystopique, l’œuvre renouvelle les termes des paradigmes contre lesquels Hans Hollein et Superstudio avaient réagi à la fin des années 1960 dans des projets comme Architektur Pill ou Continous Monument. Or, si ces architectes visaient les manifestations tangibles du paramétrage rationnel, les deux artistes désignent maintenant la puissance diffuse des nanotechnologies, les effets conditionnant du découpage marchand de l’espace public ainsi que le même type de découpage que l’industrie pharmaceutique opère dans l’espace du cerveau. Le virtuel, devenu efficient, peut court-circuiter les organes perceptifs, mais aussi les fonctions imaginaires et symboliques de l’appareil psychique. En retour, avancent — ils, ces « machines chimiques et psychiques sont nourries de nos peurs, nos névroses et nos impossibilités ».
Dans le prolongement d’Hormonal City, ils ont réalisé Amnesic architecture, six pilules de Rohypnol disposées sur une feuille blanche dans un cadre verrouillé. Le sédatif produisant de l’amnésie, plus connu sous le nom de « drogue du violeur », est à disposition pour un usage contre-architectural, comme un antidote qui permettrait d’oublier les échecs et les outrages de la modernité. La présence de principes actifs, mentionnés sur les cartels, demeurent généralement ambigus. « Le placebo n’est pas propre à notre travail mais à l’art, soulignent-ils. L’art a tendance à entretenir l’idée selon laquelle, si on ne croit pas dans une œuvre, elle ne fonctionne pas. Il faudrait ainsi, selon cette conception, un minimum de croyance en la validité de quelque chose pour qu’elle existe. […]
Sébastien Pluot, catalogue des acquisitions 2000-2004