Eric Tabuchi
Éric Tabuchi a pour initiales ET, mais on ne peut rien tirer de cette coïncidence, si ce n’est signaler en préambule son goût affirmé pour la contradiction, puisqu’il n’est pas un extraterrestre mais un terrien. Tout commence, dit-il, par deux drapeaux, la croix blanche sur fond rouge, et le cercle rouge sur fond blanc. Le Danemark et le Japon. De père japonais et de mère danoise, Éric Tabuchi est né français, en France.
Il y a toute une vie d’Éric Tabuchi dont nous ne parlerons pas ici. C’est seulement il y a une dizaine d’années qu’il entame le travail de photographie, de sculpture, et d’exposition pour lequel il est aujourd’hui connu. ET est d’abord un homme de la route. Il parcourt inlassablement le tiers nord de la France au volant de sa Suzuki Wagon R blanche. « Je ne photographie que la France » dit-il. Il roule à travers la campagne, il s’arrête le long des départementales et des nationales. Il n’emprunte les autoroutes que par commodité, pour effectuer des liaisons plus rapides entre deux points. A ces exceptions près, il préfère les zigzags. Les contrées où le soleil commence à briller ne l’intéressent pas parce qu’elles sont exotiques. La Loire est donc une frontière mentale qu’il ne franchit pas et qui rappelle dans son discours le précipice que les navigateurs croyaient trouver, une fois arrivés aux confins de la Terre pré-copernicienne, une peur millénariste projetée sur les limites étroites de l’Hexagone.
Comme un condensé de cette zone vide, diagonale entre la ville et la campagne dans laquelle il puise ses sujets isolés, la Trilogie française #1 est un triptyque de photographies qui représente un skate park, un restaurant sino-japonais aux abords d’une petite ville, et la camionette Citroën bleue d’une prostituée arrêté sur le bord d’une route. Blanc, rouge, bleu. Tout est dit, dans le désordre. Il a étudié la sociologie, mais ses séries photographiques inventent quelque chose qui se rapproche davantage d’une forme de mythologie spécifiquement française. Les stations services abandonnées, ou recyclées, les églises en béton de la reconstruction dans le grand Est, les devantures et les enseignes commerciales qui utilisent le mot « concept », les restaurants asiatiques des petites villes, les excentriques petites constructions rurales, les bouquets accrochés le long des routes en souvenir des disparus, chaque série raconte des pratiques en train de disparaître et documente les marges du paysage vernaculaire français.
Éric Tabuchi est un chasseur et il ramène dans sa gibecière les clichés de toutes les anomalies qui subsistent et qu’il découvre au hasard de ses déplacements. L’enseigne animalière d’une école de chasse dans les environs de Dreux (un gros sanglier débonnaire), une tour Eiffel en bois effondrée à Sully s/Loire, la mini-statue de la Liberté de Barantin, le monument du centre de la France à Bruère Allichamps, le skate park de La Charité s/Loire, ou l’église bétonnée de Verdun sont autant de trophées qu’il ramène de ses safaris (trophées justement réunis dans l’édition Hyper Trophy). Ce goût pour les marges se retrouve d’ailleurs dans ses expositions. Lorsqu’il réalise une une peinture pour l’angle d’un mur, soit l’endroit possiblement le moins propice pour accrocher une œuvre, ou lorsqu’il cherche à déplier l’espace à l’aide de motifs muraux optiques, Éric Tabuchi ne fait que rejouer dans le format de l’exposition sa sympathie pour les espaces délaissés, et cette espèce de solidarité bizarre qu’il éprouve à leur égard.
Éric Tabuchi est prolixe, et parle très simplement de son travail. Mais en héritier du pop art, et amateur convaincu de la puissance visuelle des magazines, il joue, dans ses œuvres comme dans le discours qu’il porte sur elles, d’une force de persuasion et d’une séduction immédiate, autant de qualités qui font qu’on ne peut que se rendre, pour ainsi dire, à tous ses arguments. Il aime les aphorismes, les sophismes, les sentences, les condensations, les jeux de mots, les belles formules et les grandes démonstrations, les contradictions, les règles et leurs exceptions, les retournements inopinés de situations, les affirmations péremptoires, la binarité, et la symétrie, mais son arme rhétorique favorite reste le paradoxe.
« Il y a paradoxe à chercher la beauté dans un monde qui lui tourne délibérément le dos »
Rohmer dans les années 1950, dans Les Métamorphoses du paysage.
Éric Tabuchi cherche toujours à réconcilier les contraires, qu’il s’agisse de la photographie conceptuelle des 70’s et de l’art pop américain, du formalisme et de l’informe, de la malice et de la gravité. De même l’objectivité des photographies s’épuise-t-elle dans leur charge émotionnelle et poétique, la méthodologie rigoureuse dans l’acceptation du hasard des rencontres avec les sujets. L’image se mêle au concept, l’impersonnalité à l’autobiographie, le signe au réel. La poésie bucolique de Lafontaine croise la théorie des simulacres de Baudrillard, la glaciale géométrie pascalienne est déroutée dans une hédonisme pauvre à la Houellebecq. Et les paysages français des films de la Nouvelle Vague se teintent d’un vernis américain bizarre, quasi-fantastique, qui rappelle les décors de Twin Peaks ou de Twilight Zone. Héroïque, pathétique, humble, ambitieux. Il n’y a pas jusqu’à ses titres qui ne renferment d’insolubles contradictions (Meeting/splitting point, Indoor Land, Mobile Homes). Et même le désastre territorial qu’il représente reste « ludique » et souvent très drôle. Le paradoxe n’est-il pas l’effet rhétorique le plus efficace pour édifier son auditoire ? Ne s’agit-il pas d’une question rhétorique ?
Avec cet art de la formule qui le caractérise si parfaitement, il a résumé récemment son travail en deux capsules langagières qui contiennent avec malice tous les discours possibles, « Becher pop » (emprunt à son ami Yann Rondeau), et « formalisme existentiel ». Ajoutons ici que chaque photographie d’Éric Tabuchi est un condensé de contradictions. Elle fonctionne de manière absolument littérale, dans la planéité totale de l’image qui vient documenter spécifiquement son sujet. Mais chaque image est aussi une allégorie du transitoire, d’une identité qui tente de se formuler en même temps qu’elle se défait. Libre au spectateur d’y lire les traces des mutations du territoire national, ou les signes d’une histoire privée, familiale ou amoureuse.
Eric Tabuchi
Contemporain
Installations, photographie, vidéo
Artiste français né en 1959.
- Localisation
- Paris, France