Karen Knorr
Née à Francfort en Allemagne en 1954, l’artiste américaine Karen Knorr a vécu ses années de jeunesse à Porto Rico avant de terminer ses études à Paris et Londres. Depuis, elle expose dans les grandes institutions à travers le monde et rencontre un succès tant populaire que critique grâce à ses séries de photographies qui mêlent plusieurs habitudes esthétiques différentes. Style documentaire, idées surréalistes, techniques graphiques et plastiques abouties : les photographies de Karen Knorr s’inscrivent dans l’héritage de ses contemporains les plus reconnus — Martin Parr, par exemple, dont elle continue le propos sur le lumpen prolétariat anglais via une série concernant la bourgeoisie locale.
Si son exploration de la culture et de la société occidentale prend une forme photographique très esthétisante, son propos s’additionne à tout un environnement critique de la philosophie contemporaine. A ce titre ses travaux les plus récents reviennent sur le rapport de l’humain à l’animal. Ses Fables, entre reprise des célèbres contes et actualisation du débat sur nature et culture, replacent les animaux au centre de dispositifs culturels les plus éminents — tels que les musées.
Histoires Naturelles
L’image se pose sur le seuil de l’espace, comme le verbe ouvre celui du temps. Pour le faiseur d’images et le conteur d’histoires, tout est question de savoir comment ces outils de sens s’emploieront à franchir ce seuil, afin de parvenir au paysage et au récit. C’est à dire des inventions, des structures cohérentes et autonomes, dont la fonction est d’instrumentaliser les dimensions théoriques de la perception pour offrir un support tangible à une mise en forme de l’imaginaire, ce dédale invisible et pourtant évident. Tout est question de stratégie dans ces représentations, dont la mise en perspective des êtres et des choses ne peut faire à moins de la mise en abyme de leur âme.
Dans chacun des œuvres de Karen Knorr, l’espace et le temps sont sous influence, totalement reformulés « en intérieur » (en quelque sorte « indoor ») par des éléments fabriqués, qui tendent à restituer la présence du monde sur fond d’absence d’une quelconque réalité spontanée. Les portes de ces lieux intestins n’ouvrent que sur eux-mêmes, et les fenêtres occultent la vue dans l’éclat de la lumière ou le mutisme des ténèbres, quand elles lorgnent pas sur une pièce close (cf. « Virgin with Child »). Cependant les murs du palazzo Taffini sont loin d’être aveugles. Au contraire, ils se surpassent et deviennent voyants par la grâce de la quadratura maniériste qui dissout la matière opaque dans les échos optiques d’une architecture aérienne ; par l’envahissement de la couleur qui apporte son épaisseur chromatique et emblématique ; par l’ordonnance des ornements qui structurent la géographie du lieu auquel ils transfèrent leurs attributs. Dans leur démultiplication, ces architectures fictives plongent au plus profond du regard ; si elles trompent l’œil, elles ne trompent pas l’esprit auquel elles sont dévolues. Toute la Nature est là, dans l’articulation de l’effort subliminal de la vision, entre l’éblouissement de la vue et la résurgence de la sensation intuitive et mémorielle.
Dans ce tissu imaginaire que l’art du peintre et du sculpteur a tendu sur le réel, se trouve le projet du paysage : extraire du monde une représentation exemplaire, et, par cette médiation, par cette intervention, déclarer sa propre existence à ce monde. Le paysage constitue la mise en scène permanente de cette confrontation, déclinée dans l’inventaire esthétique des formes et des couleurs, interprétée dans la dimension historique et narrative des symboles. En projetant le tableau dans l’image photographique, Karen Knorr engage une ultime dématérialisation du réel, sans pour autant quitter l’univers des formes. L’enregistrement des artefacts à la surface de l’image les inscrit dans un nouveau rapport ; ils mettent leurs signes et leurs sens au service d’une représentation successive ; ils deviennent les indices d’une Nature que n’est plus à voir mais à concevoir. Alors l’image elle-même est « voyante » : elle fonctionne comme une métaphore de la vision.
Ainsi, la palpitation de la vie peut résulter du décalque ombreux d’un corps, et l’abondance de la nature d’un motif floral, animé par la répétition illusionniste d’un miroir — « A Soul’s Purgatory ». Ainsi, la nostalgie du paradis terrestre peut s’incarner dans le silence majestueux d’un rideau sur un mur, qui invite à un passage impossible à travers le feu transgressif et purificateur du rouge vif de sa tenture, dans l’encadrement parfait des deux colonnes enracinées sur une terre aussi profonde et éthérée que le bleu du stuc qui les soutient, et du chapiteau chatoyant d’une végétation dorée, comme tronc et feuillage d’un Arbre de Vie — et voilà « Heaven on the Earth ». Par son caractère spirituel et allégorique, sa référence à des scènes bibliques, le titre des œuvres vient consacrer et authentifier la nature symbolique de ces espaces, qu’arpente et traverse la mémoire comme une terre promise.
Les animaux que Karen Knorr installe dans ses œuvres apportent leur pierre à cette mise en abyme critique. Leur irruption insolite les impose comme des figures parodiques du vivant au sein d’un univers de conventions esthétiques. Etrangement, la bête confère une certaine humanité à ces abstractions formelles en s’introduisant dans l’image. L’animal, en tant qu’archétype, en appelle aux couches profondes de l’inconscient et de l’instinct ; il incarne la dimension archaïque de notre psyché. Ainsi, au sein de l’œuvre, l’animal se révèle genius loci — esprit du lieu, et autorise une continuité entre l’image et celui qui la regarde. Il concrétise et unifie l’espace de la représentation en lui insufflant l’actualité et le sens de sa présence, en même temps qu’il réfère à la présence intuitive du spectateur. Un lieu, un instant, un personnage : l’histoire peut commencer. En fouillant les archétypes, le regard met en action la scène et la mémoire en décrypte le récit. Dans l’histoire des civilisations européennes, l’agneau constitue le modèle allégorique de la victime propiatoire, celui qu’il faut sacrifier pour assurer son propre salut, ainsi que du triomphe du renouveau, de la victoire, toujours à refaire, de la vie sur la mort. Où, sinon sur les terres imaginaires de la mythologie et de la religion, deux agneaux enlacés sur le sol d’une église peuvent-ils interpréter les rôles de la Vierge et de l’Enfant ?
En fait, nous regardons moins ces paysages qu’eux-mêmes regardent à l’intérieur de nous, par l’extraction des formes symboliques qui nous habitent. Comme la chouette de « Annnunciation » qui, du centre de l’image, nous fixe dans les yeux. Ce que vient annoncer cet animal, le message que cet ange inattendu entend révéler, c’est peut-être le mystère paradoxal d’une perception qui œuvre dans la latence de l’illusion, véhicule de sensations insaisissables et pourtant persistantes. Oiseau nocturne, lié à la lune, la chouette ne peut supporter les rayons du soleil. Elle est donc étrangère et aveugle à la lumière qui la frappe et convoque son apparition. Et pourtant ses yeux ne sont pas éteints ; en eux brille une étincelle vivace et pénétrante. La chouette est traditionnellement l’attribut des devins ; elle symbolise le don de clairvoyance, mais à travers les signes qu’ils interprètent. L’oiseau de l’ingénieuse Athéna-Minerve incarne la réflexion et l’imagination qui dominent les ténèbres, et qu’elle nous aide à traverser.
Karen Knorr
Contemporain