Mark Geffriaud
Le système Mayonnaise
L’Avortement, une histoire romanesque en 1966 de Richard Brautigan se déroule dans une bibliothèque dont la particularité est d’accueillir uniquement des manuscrits de livres n’ayant pas trouvé d’éditeurs. Une bibliothèque de livres refusés abritant des ouvrages aux titres aussi évocateurs que « La Culture des fleurs à la lueur des bougies dans une chambre d’hôtel », « Dieu et la Stéréo », « Le Livre de cuisine de Dostoïevski » ou encore « Les Vêtements de cuir et l’Histoire de l’humanité » dont les auteurs sont invités à les placer « où le cœur [leur] en dit » sur ses étagères.
Inspirée de cette bibliothèque fictionnelle, The Brautigan Library située à Burlington dans le Vermont a organisé sa collection d’ouvrages également non-publiés selon un principe d’indexation joliment nommé « the mayonnaise system » en relation à l’amour — par ailleurs bien compréhensible — de l’auteur pour le mot « mayonnaise » . De 1990 à 1996, les quelques 300 ouvrages y furent ainsi répartis en treize catégories, parmi lesquelles figuraient « l’amour », « le sens de la vie », « guerre et paix », « le futur » et « tout le reste », séparées les unes des autres sur les étagères par des pots de mayonnaise. Si je mentionne cette histoire aujourd’hui en introduction d’un texte consacré au travail de Mark Geffriaud, c’est qu’il ne fait pour moi aucun doute que les livres et autres projets réalisés et non-réalisés de ce dernier auraient trouvé une place aléatoire idéale dans la section « tout le reste » de cette bibliothèque dont j’imagine aisément qu’il ait pu détenir une carte de lecteur.
Pour preuve, les différentes formes du projet intitulé les Renseignements Généraux que l’artiste développe autour d’un processus d’archivage d’images organisé selon un principe de récurrences formelles. Livre aux dimensions hors normes dont le lecteur est invité à se découper une tranche, note de bas de page décrivant les illustrations inventées d’un ouvrage qui n’existe pas ou fascicules réunissant quelques formes élémentaires selon un jeu d’associations et de correspondances — reproduction de la tour de Babel faisant face à un gâteau de mariage à étages par exemple — les Renseignements Généraux se fondent sur un agencement subjectif d’images autour d’un propos absent. Comme leur titre semble l’indiquer, ils ouvrent ainsi la voie à une enquête irrésolue sur la nature des images qu’ils contiennent, leur provenance et leur(s) signification(s) au sein de ces multiples combinaisons.
Pour reprendre les termes du critique littéraire Vance Whitestone :
« Que sont donc exactement les Renseignements Généraux ? — un abécédaire de l’intangible perte, une encyclopédie des regrets, un dictionnaire de la stupidité, un blason de la pourriture — tout cela, sans aucun doute. Mais ils sont également un thésaurus sans fond des plaisirs, un bon de commande pour quiconque recherche un humour subtil et exquis, une quantité imaginative de choses actuelles et à jamais inconnaissables, un tableau de possibilités oniriques. Le style passe des craquements effarés et dingues de parasites sur une radio d’un autre monde aux bégaiements hésitants et imbéciles du prophète d’une catastrophe à peine visible et pourtant certaine et enjouée. Les personnages (ou leurs diverses personae) changent de visage, de costume et de personnalité comme les nuages peuvent changer de forme. (…) Je crois pouvoir dire sans me tromper que les Renseignements auraient plu à la fois à Marx et à Wittgenstein. On y trouve ce « jeu de l’indigène essentiel », cet « emblème métaphorique au dos brisé » qui indiquent l’esprit étincelant d’un maître au travail — ou peut-être en train de jouer. Il importe peu. Les acrobaties grossièrement crasses esquissées sous forme de chiaroscuro méticuleux sont niées à tout moment — soit dans le passé ou le futur du « récit » — par l’évanescence (à la fois réelle et fabriquée) des « jeux d’esprits » des divers protagonistes, jeux qui existent, comme on le discerne après une analyse approfondie, par myriades, c’est à vous couper le souffle. Une technique aussi proche du puzzle évoque un livre qui aurait pu être écrit, en fait, d’autres Renseignements, une sorte de glose du livre dans lequel nous sommes plongés avec tant de plaisir. Ces Renseignements non écrits sont, par quelque étrange et étonnant tour de passe-passe, toujours dans l’esprit du lecteur tandis qu’il lit les Renseignements que nous avons la chance de pouvoir lire. »
Sans véritablement le vouloir, le critique fictif Vance Whitestone souligne une particularité essentielle de l’intention originelle de ce projet, qui selon les mots de l’artiste était de fournir les illustrations possibles au livre qu’il rêverait de lire un jour si quelqu’un voulait l’écrire à sa place. Dernier opus en date, Les Renseignements Généraux, vol. III (2007) pousse plus loin encore cette logique d’indexation d’images à travers une installation invitant cette fois à la déambulation tant physique que mentale. De la mise en page à la mise en espace, les pages d’un livre destiné à n’être jamais publié et dont ne subsistent que les illustrations sont prises en photos et présentées dans des cadres avec pieds de chevalet aux formats divers directement posés sur le sol. Dans l’exposition « Le Jardin de Cyrus » à la galerie Manet de Gennevilliers, ce « volume » III était combiné à un papier peint blanc constellé de la quasi-totalité des signes servant à articuler un langage écrit : des alphabets dépareillés eux aussi arrangés en fonction d’un principe d’associations formelles dessinant un motif évolutif. Cette forêt de signes, vraie fausse entreprise « encyclopédique » à l’heure des liens hypertexte et de Google peut sembler dérisoire, elle dessine pourtant en pointillés une certaine représentation de l’organisation des connaissances de notre époque évacuant toute hiérarchie au profit d’une logique ludique et heuristique ouverte à l’aléatoire. Ces jeux d’images, comme on parlerait de jeux de mots, posent ainsi en termes lacunaires la question de la mémoire et de la transmission des images et des formes — et des affects qui les traversent — à l’ère de leur reproductibilité et de leur diffusion numériques.
Récemment présentée dans le module souterrain à peine éclairé du Palais de Tokyo, l’installation Polka Dot (2008) développe ces questionnements autour de l’apparition et la disparition des images. La première photographie jamais prise du soleil projetée depuis un socle rotatif illumine fugitivement un corpus d’images (dont je laisse le détail à votre mémoire ou à votre imagination) réparties sur les murs à hauteurs variables pour finir sa course sur les pages d’un livre troué (dont je laisse à nouveau le détail à votre mémoire ou à votre imagination dans un souci de clarté évident) via une réflexion dans un miroir avant de repartir dans l’autre sens. Attente, suspense, surprise, les images qui composent Polka Dot et les liens qui se tissent entre elles ne s’appréhendent que dans le temps. Un temps rythmé par le mouvement du faisceau lumineux (le soleil). Mais une fois le regard habitué, irisation garantie et bonheur (ou déception, c’est selon) chaque fois renouvelé de voir le soleil se confondre (ou non) avec les images aux murs pour en souligner certains détails bien évidemment laissés à votre mémoire ou à votre imagination. Considérant les murs du lieu d’exposition comme les pages d’un livre (et inversement), Polka Dot est ainsi tout à la fois un livre à l’échelle d’un espace et une installation vidéo low-tech (une image fixe anime d’autres images fixes) provoquant des courts-circuits visuels et sémantiques. Une archéologie fragmentaire dont les fouilles reposent sur un principe d’indexation a priori arbitraire laissant une large part au malentendu comme processus cognitif.
En ce sens, les origamis de l’œuvre with greetings from an easy world (2007) s’inscrivent également dans une tentative de formalisation aux accents scientifiques d’une décision ou d’un geste effectué arbitrairement. A l’origine de l’œuvre, une boule de papier froissée par l’artiste en moins d’une seconde. Une structure qui, grâce à la technique d’un origamiste méticuleux et suite à un lent et rigoureux processus, peut être répétée à l’infini. Lettre de trois pages, dont le contenu plié demeure indéchiffrable pour ses destinataires, accompagnée de son enveloppe, with greetings from an easy world se présente sous la forme de quatre boules de papier froissées de manière identique négligemment posées sur le sol. D’une forme effectuée par inadvertance à sa réalisation à la chaîne, Mark Geffriaud érige de la sorte l’aléatoire et le malentendu en système de production. Il n’est à ce propos pas étonnant que l’artiste soit friand des théories avortées de Charles Fourier, allant jusqu’à purifier l’eau du canal de l’Ourcq à Paris pour en faire de la limonade en hommage à un évènement n’ayant pas (encore) eu lieu . De même, l’œuvre réalisée pour la biennale de Lyon 2007 à l’invitation de Pierre Joseph joue-t-elle de l’ambition fantasmée ou illusoire du sans-faute, de la mesure parfaite à la précision chirurgicale : les faisceaux rouges de quelques lasers disposés dans l’espace censés mettre les points sur les i d’une phrase que j’ai malheureusement oubliée ou volontairement mise de côté entraient en interférence avec les corps des visiteurs se rapprochant pour la lire.
Ces questions d’erreurs, de malentendus et de disparition étaient d’ailleurs déjà présentes dans l’exposition The Man Who Shot Liberty Valance que l’artiste a organisé en 2006 en collaboration avec Géraldine Longueville à travers les Etats-Unis « comme une idée traverse l’esprit ». Partant de villes aux noms allégoriques (Love, Joy, Pride, Utopia, Truth or Consequences…) dessinant le tracé d’un voyage autour d’une carte lacunaire, les artistes étaient invités à concevoir leur projet à distance pour être ensuite réalisés d’après leurs instructions par les deux commissaires-voyageurs dans chacune des haltes prévues. Dans ce cadre, Mark Geffriaud réalise Pride à Pride, ville née de l’industrie du pétrole aujourd’hui rasée par manque d’axe routier. A l’emplacement de la ville disparue, il déverse sur la route un surplus de 150 kg de goudron créant une légère turbulence, événement minimum rappelant son existence « à la mémoire des rares automobilistes ». Un peu plus loin dans le désert, il colle des adhésifs auto réfléchissants sur des cailloux disposés en deux lignes parallèles créant une piste d’atterrissage de fortune ou une route à destination d’une hypothétique voiture égarée dont le faisceau des phares viendrait s’y réfléchir. De l’absence de contenu écrit dans les différentes pages des Renseignements Généraux à l’évocation d’une ville disparue ou à la matérialisation d’une route imaginaire, les œuvres de Mark Geffriaud suggèrent un manque. Elles dessinent un univers en creux que le visiteur est invité à combler de ses propres projections comme les phares d’une voiture à la recherche de sa route dans le désert. Ainsi l’œuvre Roche (2008) consiste-t-elle en la projection d’aplats lumineux et colorés sur une page du livre Compact de l’auteur du même nom, dans lequel chaque voix est représentée par une couleur différente, résultant précisément en l’effacement de certaines de ces voix. Ou encore dans cette œuvre réalisée avec Cyrille Maillot dans laquelle les lettres de l’énoncé “You would have seen it happen if you hadn’t been looking somewhere else” apparaissent en miroir derrière un mur, renvoyant en même temps que le reflet de notre image, la déception d’un désir de voyeurisme et de sensationnel inassouvi.
La pièce lumineuse Present Perfect (2007) est en ce sens remarquable. En intervenant sur l’éclairage d’un espace d’exposition pour en éclairer les murs blancs et vides, Mark Geffriaud suggère l’emplacement d’œuvres passées, leur absence présente mais également l’annonce de leur localisation future. Il crée de la sorte une image mentale entre souvenir et projection qui — grâce à un invisible dispositif électronique — vacille quasi-imperceptiblement le temps d’un battement de cils. Une perturbation de la vision répétée toutes les 20 ou 50 secondes basée sur le rythme du putamen, partie centrale du cerveau liée à la mémoire temporaire et par extension à la perception que nous avons du présent. Inlassablement reconduite, cette interruption du flux lumineux apparaît comme le signe d’une mise en boucle parfaite du présent ou de la conscience que nous en avons. Present Perfect ou l’allégorie de notre époque.