Mel Bochner
Au milieu des années soixante, après une formation artistique et philosophique, Mel Bochner entreprend une réflexion sur la nature de l’œuvre d’art et les phénomènes de sa perception. Dépouillant l’œuvre de ses artifices et de ses conventions, il en vient très vite à se limiter à l’élaboration de schémas constitutifs et à remplacer la figure tridimensionnelle par les potentialités de ses arrangements. Sa position apparaît alors comme proche de celle des artistes conceptuels. Les Measuring Pieces (1969), mettent en évidence le rôle déterminant du lieu et de l’espace, du « site » dans l’économie constitutive et les conditions d’existence de l’œuvre. Dans cette période d’analyse phénoménologique, les médiums traditionnels servent d’outil d’investigation (Theory Of Painting, 1969 ; Theory Of Sculpture, 1972). La peinture est comme mise entre parenthèses sans cesser d’être au cœur des préoccupations de l’artiste. Les années quatre-vingt-dix marquent une sorte de synthèse entre les préoccupations d’ordre conceptuel et la réintroduction d’un certain nombre de conventions picturales.
En 1998, Mel Bochner conçoit deux pièces qu’on pourrait dire jumelles. Or/Both/And/Either (If) comprend un ensemble de vingt-six toiles sur châssis ; tandis que If/And/Either/Both (Or) en comprend vingt-huit disposées dans un ordre différent. Dans ces deux œuvres, les toiles de dimensions variables, sur châssis, sont des sortes « d’objets trouvés » en ce sens qu’il s’agit de formats standards proposés au public dans le commerce et que l’artiste achète en nombre, indifféremment.
L’acrylique confère à leur surface une apparence plate et sèche. Ce sont autant de monochromes qui portent, sans chercher d’effet « picturaliste », les traces de leur mise en œuvre. La main intervient également dans le tracé fléché et le chiffre de leur mesure. La nature des mots qui constituent les titres livre une clé : ce sont des mots de liaison qui permettent en syntaxe d’agréger dans un ordre ou dans un autre les éléments d’une phrase. Il s’agit d’un jeu de construction qui fait intervenir les couleurs entre elles, les formats variés des châssis, et les chiffres de leurs dimensions. Cette construction s’échafaude châssis par châssis (chaque élément composant la pièce est rigoureusement indépendant), cherchant son économie dans une disposition orthogonale qui joue sur une fausse gravité, accusant des phases d’équilibre et des phases lacunaires. Les deux modes de peinture manuelle font cœxister deux modes d’appréhension du réel : le chiffré et le sensible. La mesure intervient elle-même sur deux registres : le calcul et la calligraphie. La perception de l’ensemble semble obéir à des lois formelles dûment calculées. Mais il apparaît très vite que ces mesures ne concernent que l’élément, indépendamment de la structure à laquelle il participe, et que l’alternance des mentions verticales ou horizontales relève de l’arbitraire ou plutôt de la libre volonté de l’artiste. Aux paramètres formels trouvés, s’ajoute le plaisir intuitif. Mel Bochner récuse le mot de composition comme convention académique vide de sens. Il lui préfère le terme « d’arrangement ». De toute évidence, ses constructions renvoient dos à dos la rigueur du Constructivisme et la prolifération dadaïste. La peinture, constate d’autre part l’artiste, ne parvient jamais à éviter une certaine forme de représentation. Dès le début de son travail, des alignements de mots prenaient valeur d’idéogrammes (Selfportrait, 1966 ; Warp, Portrait Of Eva Hesse, 1966). Les principes de la grammaire ou de la mathématique lui permettent d’atteindre à la représentation de processus mentaux (Thought Made Visible, 1966-1973). Mais force est de constater qu’il ne saurait y avoir de séparation entre le linguistique et le plastique ; nous nous heurtons à la difficulté de faire coïncider conception et perception, théorie et expérience, chaque médium étant opacifié par les standards et les réflexes qui nous conditionnent.
« J’ai tenté, dit l’artiste, d’établir une corrélation entre des systèmes verbaux et visuels » et encore — pour reprendre le titre d’une autre de ses œuvres — « Language is not transparent ».