Antoine Tarot
Filière terre
Dans un texte de 2011, Vincent Barré qualifiait la pensée de son ancien élève Antoine Tarot, d’ « ondulante ». Les œuvres toutes récentes présentées à la Progress gallery ne démentent pas ce qualificatif, voire le prolongent par le mouvement « serpentant » qui les anime.
Pour Antoine Tarot, la terre s’est imposée comme une évidence à l’ENSBA, sous l’oeil du maître Vincent Barré, et à contre-courant de la mode d’alors — la fin des années 1990 — qui ne jurait que par la résine. Cette évidence, explique l’artiste, tient à l’autonomie qu’offre la céramique, mais surtout à l’horizon que le modelage ouvre en termes de formes grâce à ses propriétés de volume. Précisément, l’artiste concentre son intérêt sur ces recherches stylistiques, des détails à l’ensemble, de l’échelle élémentaire à celle macroscopique de l’œuvre.
Au commencement du processus apparaît presque d’instinct un élément de base, comme formé machinalement par la main : petit objet fruste, figure élémentaire, qui se distingue avant tout par ses qualités géométriques. Ce module constitue l’un des mots du vocabulaire d’Antoine Tarot, à partir desquels il établit sa grammaire. Multipliée et combinée, enchevêtrée au point de faire disparaître l’assemblage, la figure primordiale prolifère par sporulation, multiplication végétative ou réplication. A une phase d’expérimentation pour faire surgir les phonèmes de base — anneau, roue crantée, langue ou conque –, succède donc un temps long de répétition du geste, une micro industrie où l’artiste devient ouvrier de son idée.
Malaxée, pétrie, étalée avant d’être repliée, tournée, boudinée, étirée, … — le lexique de l’Encyclopédie des arts et métiers de Diderot ne vient pas à bout de la description de toutes les opérations engagées. Une petite chorégraphie amoureuse se danse avec la matière : à ces mouvements de mains et de bras, encore faut-il ajouter les mouvements du corps, les piétinements autour de la sellette, les manutentions, les allers de l’établi au four, les retours vers la table à émaillage, et recommencer. À bon ouvrier, bons outils : l’artiste a détourné une boudineuse, servant habituellement à recycler la terre, en lui adjoignant des filières afin d’obtenir des sections carrées ou à six fils. L’engin ressemble à un drôle de hachoir à viande électrique, qui transforme la chair de la terre en filins réguliers. Mais le meilleur outil d’Antoine Tarot reste encore sa main : pour preuve, l’un des modules de son répertoire a l’apparence d’un mamelon, négatif de la paume de la main. Le doigt imprime les creux à sa proportion, avant d’y revenir pour effacer la trace de la peau.
Ensuite vient le montage des volumes. La question du déploiement des sculptures dans l’espace et in fine de l’aire qu’elles occupent dans leur environnement est cruciale chez Antoine Tarot. Si leurs formes découlent d’une logique de construction, cette logique est plus à ranger du côté de la croissance organique que de la rigide planification, du bourgeonnement plutôt que du génie civil. Dans les œuvres les plus anciennes de l’artiste, la mécanique des volumes, mue par une force centripète, aboutit à une accumulation en dôme ou en obus. Comme par mégarde ou comme par enchantement, la forme finale renvoie à la motte primitive, celle qui, posée sur la sellette, préexistait à l’œuvre : la masse de terre originelle redevient à la fin du cycle un tumulus de volumes montés. Ashes to ashes, dirt to dirt. À rebours des premiers objets fabriqués dans l’enfance de la poterie — des gabarits creux et contenants — Antoine Tarot fait apparaître des formes plus archaïques encore, à chercher dans la terre fraîche ou dans le four primitif, préparé dans un monticule de bois ou de briques.
Les œuvres les plus récentes se déploient au contraire dans une inflorescence centrifuge, à la conquête de l’air et de l’espace. En urbanisme, les modes de densification des villes sont soumis aux mêmes logiques antagonistes : développement en hauteur ou étalement urbain. À la différence des mottes — plus telluriques –, les stratégies spontanées de développement par dispersion, propagation et rayonnement, miment les habitudes végétales. Ces sculptures serpentines dessinent des entrelacs et des rinceaux, à l’assaut des murs de la galerie. Cordages ou spaghettis, elles s’assemblent comme les pièces d’un puzzle et, versatiles, se muent et se modulent.
Dernière étape, mais pas des moindres, l’émaillage consiste pour Antoine Tarot à faire disparaître la terre sous un habit monochromatique de couleur mate ou métallique. À l’instar du protocole que l’artiste applique à la forme, la couleur obéit également à un principe d’homogénéité, de cohérence d’ensemble. Mais si la règle est stricte, sa réalisation peut s’avérer capricieuse. L’émaillage, comme le souligne l’artiste, est un jeu de nerfs : une peinture à l’aveugle, une concession au hasard, un partage, voire une dépossession de ses intentions.
Le temps de la céramique nécessite de la patience, en partie car ce temps est inféodé à des opérations chimiques : évaporation de l’eau pendant le séchage, montée en température puis refroidissement, et ceci répété autant de fois que les émaux le nécessitent. Malgré le compagnonnage avec des céramistes émérites, Antoine Tarot se considère toujours comme autodidacte. La céramique force à l’humilité face aux éléments : elle expose le dompteur de terre à des retournements de situations et à une mise en défaut de ses propres compétences. Malgré les recettes et observations soigneusement consignées dans des carnets de cuisson, toutes les précautions ne peuvent éviter l’affaissement ou la fissure. Les Indiens des Pueblos attribuent une essence spirituelle à chacune de leur céramique : ils croient que le bruit qu’émet un pot lorsqu’il se fend au feu provient de l’être vivant qui s’échappe, nous rapporte Claude Levi-Strauss1. En conséquence, le céramiste s’entoure d’« innombrables pratiques rituelles, précautionneuses et tatillonnes » selon l’anthropologue, au point que « les dispositions morales des artisans s’en ressentent2. » Si le feu de cuisine, durement acquis, est définitivement maîtrisé par les hommes, en revanche, l’art de la poterie est perpétuellement remis en cause, car il est l’objet de luttes incessantes entre les puissances célestes et chthoniennes, racontent les mythes observés en Amérique du Sud.
Certains céramistes prennent leur parti des facéties des puissances d’en bas. Antoine Tarot ne peut se résoudre à cette fatalité : la lutte doit continuer et l’ouvrage remis sur le métier.
1 Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, 1985, Plon, Paris, p. 47
2. Ibid., p. 68
Antoine Tarot
Contemporain
Céramique, sculpture
Artiste français né à Paris , France.
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- France