Thomas Teurlai
« Il entre par effraction ».
S’il n’y avait qu’une phrase à dire sur le travail de Thomas Teurlai, ce serait celle-là. Et encore faudrait-il insister sur la valeur durative ici du présent : « il est en train d’entrer, il n’arrête pas d’entrer ». Les Anglais, plus procéduriers, disent la chose à l’envers : breaking and entering. Mais le français (pour une fois) est plus juste, qui met en premier l’effet et la conséquence. Quand on tourne autour d’une de ses pièces — et parfois même avant, quand on n’a pas encore pénétré dans l’espace de présentation mais que l’on est saisi déjà par une odeur inhabituelle ou par la gravité d’un son — c’est cette sensation que l’on éprouve de manière physique et immédiate. Comme si nous étions nous-mêmes, spectateurs solidement installés derrière le double vitrage de notre conscience esthétique, la « propriété privée » brusquement exposée : attaquée de l’extérieur. Il est assez manifeste que, sous une forme ou sous une autre, l’Atelier Teurlai fonctionne à l’illégalité. C’est le moteur (trafiqué) de son invention. Qu’il s’agisse de se transformer, avec Ugo Schiavi, en receleurs de tags, roulés dans un hangar comme des tapis volés, ou de se repenser en orpailleur solitaire de déchets technologiques ou de monter un bar clandestin en détournant des radiateurs. Et ce cinéma permanent de la délinquance dit d’abord ce qu’une génération d’artistes pense des règles du marché de l’art telles que les définit aujourd’hui le néo-libéralisme. Mais c’est aussi qu’au cœur imaginaire de tous ces délits, une loi est bien transgressée : la distance réglementaire entre l’œuvre et son spectateur. Face à une sculpture de Thomas Teurlai, je suis spolié de mon recul critique. La pièce frappe avant que j’ai le temps de m’y préparer.
De ce point de vue, le travail présenté au printemps 2014 au Palais de Tokyo est tout à fait central. Ce Grand Verre Sécurit, vibrant toutes les deux minutes, en étalant un peu plus sa fracture, c’est La Mariée mise à nu par ses célibataires mêmes, au moment où elle se brise, en 1926, dans un accident de transport. Mais là où, chez Duchamp, la transparence était décisive (= en charge de déplacer le rapport œuvre / spectateurs) et l’accident secondaire, imprévu, rattrapé a posteriori dans l’orbe de la signification, l’ordre s’inverse chez Teurlai. Le verre ne l’intéresse que dans la mesure exacte où il peut être brisé — comme la vitrine d’une boutique de luxe durant une manifestation. Et c’est cette brisure même qui redéfinit du coup l’attache singulière entre l’œuvre et ses célibataires. En se confondant avec son propre sabotage, son vandalisme minuté, la pièce échappe au cycle de la marchandise artistique (ce que Teurlai appellerait : « le bibelot »). Ou, du moins, en conteste-t-elle l’évidence coutumière. A l’habituelle contemplation-possession, elle oppose un lien d’une autre nature, plus complexe et paradoxale. Je suis atteint autrement ici à la fois par l’objet et par sa destruction. De fait, le son qui déclenche le tremblement de la plaque, est celui d’un bol tibétain utilisé d’ordinaire pour libérer les chakras.
Difficile, bien sûr, de prendre cette référence au pied de la lettre. Mais ce croisement de rituel hindouiste et de vandalisme black bloc indique vraiment l’ambition du travail — celle de recréer les termes (antinomiques) d’un rapport. S’il existe un art de l’effraction, alors la brisure-comme-lien est son horizon utopique. Certes, la beauté convulsive, ou « explosante-fixe », est une vieille lune de l’histoire des avant-gardes. Mais quelque chose a changé récemment dans la saisie que l’on pouvait avoir de ce type de projet. Depuis Matrix, en effet, l’imagerie numérique nous a montré qu’il était réellement possible (contre toute attente) d’habiter l’instant d’une explosion. Que, lorsque qu’une balle transperçait l’espace, on pouvait tordre son corps et son regard pour admirer calmement le cours fracassant du projectile. Et, plus que les vidéastes, ce sont de jeunes sculpteurs comme Thomas Teurlai qui ont tiré parti de cette expérience (si profonde) de vision en concevant désormais leurs constructions comme des images mobiles figés dans un temps circulaire. Autour de leurs œuvres, le visiteur circule aspiré dans le siphon invisible d’un effet bullet-time. De fait, avant le Grand Verre (du Palais de Tokyo), il y avait eu déjà un Petit Verre (de la Villa Arson). Il s’agissait alors d’un simple verre à vin qui tournait sur lui-même posé sur un micro-plateau. L’artiste, encore étudiant, posait sur son bord, humecté de salive, une sorte de doigt en plastique, comme le bras d’une platine, qui le faisait vibrer et résonner dans l’espace. Ce n’était qu’un bon moment après avoir quitté la pièce qu’on entendait le bruit distinctif du verre brisé, qui indiquait à distance que la force centrifugeuse avait eu raison de l’équilibre instable de l’ensemble. En passant du Petit au Grand Verre, Thomas Teurlai n’a pas simplement changé l’échelle de son travail. Il a surtout réussi à geler — dans un ralenti rotatif — l’air cristallin et l’explosion, la beauté et son attentat.
Thomas Teurlai
Contemporain
Installations, nouveaux médias, performance, son - musique, techniques mixtes
Artiste français né en 1988 à Meaux, France.
- Site Internet
- thomasteurlai.tumblr.com
- Thèmes
- Acoustique