Nicolas Buffe
Un Nouvel Oeil Ornemental de lʼart
Cʼest au début du vingtième siècle, dans la Vienne de toutes les modernités, que la question de lʼornement fait lʼobjet dʼune âpre polémique, qui scella bientôt son destin. Est-il un style, comme le veulent Klimt, Riegl, la Sécession et lʼArt nouveau ? Ou un crime comme le prétendra A. Loos dans son célèbre pamphlet Ornement et crime, bientôt transformé en « Lʼornement est un crime » . Lʼhistoire est désormais entendue. Lascif, trop féminin et trop primitif, lʼornement avec ses arabesques va être exclu de lʼart, et dʼune modernité puritaine assoiffée de « pureté ». A lʼexception de Matisse et de Klee, tous deux amoureux du mode ornemental de lʼIslam, cette exclusion traversera tout le siècle.
Mais par un curieux retour du refoulé, la crise du modernisme et le développement du virtuel en art et architecture, sʼaccompagneront dʼun véritable retour de lʼornement. Mais un ornement second, détourné, transgressé, objet de toutes les hybridations et mutations impures et risquées. Et cʼest bien ce risque dʼune ornementalité qui confond structure et décor, et habite toutes les surfaces comme une seconde peau, que prend Nicolas Buffe dans son travail. À lʼencre blanche ou à la craie, durable ou éphémère, lʼornementalité habille tout de ses excès et de ses séductions. Renouant avec le sens originel dʼun ornement cosmos et beauté, se jouant de lʼabstrait comme du figuratif, mélangeant pop, BD et mangas avec lʼart de la Renaissance, Nicolas Buffe construit avec une très grande liberté et une inventivité remarquable, un nouvel oeil ornemental de lʼart, où lʼartifice se meut en artefact. En arc, en cartouche, en vase, en mur, en sculptures, pucelle monstrueuse ou éléphant à bascule, lʼornement devient une interprétation graphique du monde, au plus près des grandes cultures ornementales, celles de lʼOccident comme celle du Japon, où il séjourne actuellement.
Au départ, un premier grand modèle, les grotesques chères à la Renaissance et au maniérisme, depuis leur découverte dans la Maison de Néron. Le choix nʼest pas indifférent.
Car de lʼItalie à Fontainebleau et aux Flandres, les grotesques représentent lʼornementalité la plus libre, la plus drôle et la plus fantasque, que lʼon puisse imaginer. Niant lʼespace, opérant une fusion érotique de lʼorganique et de lʼinorganique, créant des hybrides mythologiques sans fin, ces grotesques quʼaimaient Montaigne comme Vasari, débouchent sur une véritable poétique du décor et de lʼartifice, propre à la maniera, ce style du style, qui créent des êtres et des fictions 1. Nicolas Buffe réinvente ce corpus en «Modulesques», en Songes, en Triomphe de lʼamour, en Miroir aux sirènes, jusquʼà réaliser un Studiolo à la Maison Rouge (2007). Né avec lʼhumanisme, le studiolo était une pièce secrète dʼobjets précieux et de portraits.
Réinventé, il obéit à une même logique : créer un discours plastique qui reflète le monde. Dans une optique proche, Nicolas Buffe reprendra le parcours symbolique dʼun célèbre livre : Le Songe de Poliphile qui mêlait déjà de multiples sources littéraires, pour mieux célébrer Polia, ce rêve dʼune Antiquité retrouvée en ses mythes et figures, comme lʼAge dʼOr réalisé à Tokyo.
Mais que lʼon ne sʼy trompe pas. Nicolas Buffe rêve au présent, voire au futur, et ses figures, ses mythes viennent de la BD ou des mangas. Pingouin sur la célèbre boîte Campbell chère à Warhol, Carré-Méduse ou Mikiki de nos enfances, Triomphe de Priape devenant celui de Bacchus réinterprété en Capitaine Haddock, Vache qui rit, ou Soleil en lapin playboy de Tex Avery, sans oublier ce Char du Triomphe habité de bien curieuses créatures. Bref, le vrai songe est celui de lʼinventivité de la ligne et de toutes les mutations graphiques en un métissage généralisé des cultures, comme ce chat « mangatisé» de Chesharo, ou les folles machines dʼEx Machina.
Aussi est-ce bien la métamorphose en tous ses états, celle dʼOvide bien sûr, qui sert de fil conducteur à son exposition actuelle à la Galerie Schirman & de Beaucé : Les mutations merveilleuses de divers trucs, traduction ironique des mutatione maravigliosa di diverse cose dʼOvide. Mais cette référence est lʼobjet de transformateurs multiples, où lʼActéon de Lodovico Dolce dialogue avec Les songes drolatiques de Pantagruel, et toute lʼinspiration machinique
des robots en un véritable univers de zombies… Bref, le véritable triomphe de Protée, sous la forme dʼune bulle protéiforme, lui, ce vieux Dieu de la mer dʼHomère, gardien des phoques, qui se change en dragon, panthère ou porc géant, comme les avatars des jeux vidéos contemporains.
Vous entrez donc dans la galerie, et vous vous trouvez dʼabord face à Pulcino, qui a retrouvé sa bascule, après avoir eu un merveilleux socle orné, lors du Parcours Saint Germain 2009. Un éléphant donc, avec son obélisque sur le dos, frère ironique de celui du Bernin installé à Rome depuis 1667. Comme un rocking-chair, lʼénorme pachyderme, vous sourit de ses grands yeux blancs et de ses petites oreilles dʼange dressées. On pensera au Babar de lʼenfance, ou à Ganesh, fils de Shiva, ce dieu indien de la sagesse et de la fortune, comme le hsiang chinois, homophone de bonheur. Mais tout bonheur nʼest-il pas éphémère, comme cette œuvre murale qui vous fait face, et qui est vouée à une disparition lente. Détournant un rituel tout asiatique, les cendres blanches de la craie seront recueillies dans un reliquaire orné, forme sculptée dʼun sacré perdu, devenu art.
Lʼéphémère donc, celui qui hante de nombreuses œuvres contemporaines, virtuelles ou non, qui cherchent toutes à capter le temps dans le flux du monde. Comme sʼil fallait saisir la modulation du temps, son passage infinitésimal entre apparition et disparition, dans un acte dʼeffacement progressif et imperceptible, réalisé ici lors dʼune performance. Nicolas Buffe aime les œuvres éphémères, comme celles quʼil a réalisées au Japon dans cet Age dʼOr progressivement effacé. Or lʼéphémère, et lʼadhésion à lʼéphémère — le mûjo et la beauté fragile des choses, le mono no aware — sont précisément des valeurs japonaises. Toutes celles que lʼon retrouve dans Tokyo, dans sa culture des flux et son maniérisme fluide. Entre jeu et mélancolie légère, Nicolas Buffe nous livre sa conception de lʼéphémère: une stylistique et une topologie de la ligne en arabesques, courbes et autres entrelacs, qui traversent les pratiques artistiques et architecturales, dans un passage et une disparition permanente des flux subtils du dessin. Car il faut « avoir lʼesprit de la vague », comme on dit encore au Japon.
Vous descendez par un escalier en colimaçon et là, vous êtes à nouveau porté par lʼesprit de la vague. Elle tourne, comme la roue de la fortune, sous la forme dʼun phénakistiscope, cet ancêtre du cinéma, où lʼon voit défiler des images animées. Elle flâne parmi les dessins et triomphes sur papier accrochés au mur, et dans la salle du fond, elle sʼattarde face à un coffre mystérieux, entièrement orné de lʼextérieur. Cʼest la boîte de Pandore, un autre mythe réinventé. Or Pandore, qui fut lʼobjet des dons divins (pan tout, doron don) symbolise tous les maux liés au féminin Epiméthée ouvrit la boîte, et la souffrance, la vieillesse, la maladie et la folie en sortirent. Bref, Pandore figure le côté destructeur du sexe féminin. Ici, la boîte livre son secret tout érotique : des shunga, ces gravures érotiques japonaises, plus souvent réalistes et crues, quʼun Hokusai nʼignora pas, et qui renvoient à lʼimaginaire de la copulation cosmique et incestueuse, mythe dʼorigine du Japon .
A lʼépoque de la mondialisation des flux, Nicolas Buffe réinvente sa traversée du réel, dans les immenses enveloppes des choses, ces masques, doubles et travestis, qui nʼen finissent pas de se mêler et de sʼenlacer. Mais élever le dessin à la puissance ornementale dʼun oeil ouvert sur le monde, se solde par un paradoxe évident. Tout est léger et inframince comme une architecture de lʼéphémère. Mais tout est aussi précis, et vampirise les mythes en les actualisant dans lʼultra-moderne. Entre forme et informe, plan et chaos, passé et futur, le dessin sur fond noir-couleur et fondement, circule avec une liberté fantasque et une ironie étonnantes.
Alors, un mythe ultime, à détourner bien sûr. On raconte que la lune est un miroir de tous les êtres, au point de se mirer dans chaque goutte dʼeau devenue monde. Car elle est changeante, impermanente, toujours éphémère. Faire rêver et re-rêver à toutes les apparitions, disparitions et mutations, à tous les Nemo, ces voyageurs qui ne sont personne : telle est la force toute nietzschéenne de lʼoeil ornemental de Nicolas Buffe, qui magnifie le réel, fût-il le plus insignifiant, de ses énergies, de ses rythmes et de ses parures « Aventure de lignes », aurait dit Michaux. Car: « mon plaisir était de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître»2.
1 C.f. notre livre: Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Galilée, 2008, « Le Cogito ornemental du maniérisme ».
2 H. Michaux, Première version inédite d’«Emergences-Résurgences, OEuvres complètes», Edition établie par Raymond Bellour, Pléiade, tome 3, p .670, Gallimard 2004
Nicolas Buffe
Contemporary
Urban art, ceramic, drawing, installation, painting, sculpture
French artist born in 1978 in France.
- Localisation
- Tokyo, Japan
- Themes
- Imagerie populaire, kitsch, manga, mass-culture, romantisme, subculture