Fiza Khatri — The Beauty You Beheld

Exposition

Peinture

Fiza Khatri
The Beauty You Beheld

Encore 2 mois : 11 janvier → 15 mars 2025

Il y a quelque chose de queer dans les dernières peintures de Fiza Khatri, et ce ne sont pas les personnes qui y figurent. Alors que l’artiste s’est déjà forgé une réputation pour ses portraits d’apparence décontractés mais soigneusement exécutés d’amis et autres relations de son cercle social — dont beaucoup n’appartiennent d’ailleurs pas à un genre normatif –, on constate une diminution notable et croissante de l’importance accordée aux personnes. En effet, ce qui est frappant dans les dernières peintures, c’est qu’elles mettent l’accent non pas sur les personnes, mais sur les plantes.

Les peintures représentant des plantes pour elles-mêmes ne sont pas inhabituelles. L’histoire de l’art en offre de nombreux exemples : les fleurs et les fruits abondent dans les natures mortes, tandis que bien sûr les feuillages se retrouvent dans les paysages, les peintures d’histoire et d’autres scènes de la nature. De fait, dans la tradition française, les plantes ont régulièrement fait partie de l’arsenal de composition à disposition des peintres, depuis au moins Poussin jusqu’à Cézanne. Dans Les Grandes Baigneuses (1906) de ce dernier, par exemple, la présence de grands arbres aux deux extrémités du tableau a pour effet de maintenir le regard sur le motif des baigneuses. Connu sous le nom de repoussoir, le terme lui-même suggère la façon dont les plantes sont devenues un support pratique pour encadrer et mettre en valeur les sujets humains.

Dans les scènes où des personnes sont représentées, les plantes n’ont généralement qu’un intérêt secondaire. Cet ordre pictural des choses était conforme aux hiérarchies académiques traditionnelles de l’art, dans lesquelles la peinture d’histoire et la représentation des activités humaines, était considérée comme la forme d’art la plus élevée, dépassant les natures mortes et les paysages. Cet ordre reflétait aussi la place qu’accordait la philosophie au sujet humain au centre de l’univers.

Dans les œuvres de Khatri, cependant, la flore n’est pas une toile de fond pour la faune, bien au contraire. Ces peintures vont à l’encontre de la hiérarchie visible dans la tradition esquissée ci-dessus, et des rôles que les plantes ont joué dans l’art et dans la société des hommes — en tant que décoration, en tant que ressource1. Raag Multani (2024) et Duck Duck Cat (2024), par exemple, présentent tous deux des plantes d’intérieur en bonne place, à côté ou même devant les personnes qui s’y trouvent. At Other’s Edge (2024) pousse cette stratégie à l’extrême, de sorte que le pothos, l’aloès, le monstera et d’autres formes de vie vertes forment un mur semblable à une jungle qu’il faut parcourir visuellement pour atteindre le chat et deux individus visibles au loin.

En plus d’être relégués à l’arrière-plan, les individus de At Other’s Edge ne révèlent pas grand-chose d’eux-mêmes, car ils semblent endormis, ou du moins au repos. Sans exception dans ce groupe de peintures, les personnes, bien qu’elles soient les sujets supposés des peintures, ont leur attention occupée ailleurs ou d’une autre manière. Il peut s’agir d’écouter de la musique, comme le suggère le titre de Raag Multani,2 ou de regarder ailleurs. Turning Towards (Se tourner vers), _Becoming a Room _(Devenir une pièce), ou To Be Carried (Être porté) : les titres font allusion à des états d’être qui sont moins liés à l’activité et à la conscience. L’effet net de la mise en avant des plantes et de la réduction de l’importance accordée à la présence humaine est de renforcer les plantes en tant que personnages, en tant qu’êtres.

La redistribution de l’attention opérée par les peintures de Khatri prend comme point de départ la réévaluation fondamentale de la vie végétale qui a eu lieu au cours des dernières décennies, s’éloignant de la perception des plantes comme les formes de vie les plus élémentaires, principalement capables de croissance et de décomposition. À l’inverse, des chercheurs tels que Suzanne Simard ont mis au jour les preuves irréfutables que les plantes sont dotées d’une sensibilité, ou d’une sorte de conscience, et qu’elles ont la capacité de réagir et d’interagir avec leur environnement et les êtres qui les entourent3. Ce faisant, ces chercheurs reflètent une évolution plus large de la pensée visant à décentrer les sujets humains, en recontextualisant la présence humaine comme faisant partie d’un monde plus vaste, ou plus qu’humain.

Khatri souligne que la peinture figurative « n’est pas chargée de représentation objective4 ». Une façon simple de comprendre cette expression est que sa pratique n’est pas une simple question de peinture d’après nature ; il y a toujours un certain degré d’invention, de « fiction et de codage ». Mais l’invention, la fiction et le codage sont aussi des aspects de l’élaboration du monde, de la conception d’autres possibilités. En peignant des scènes dans lesquelles les plantes et les mammifères (humains et animaux) coexistent sur un pied d’égalité, l’œuvre de Khatri aide les spectateurs à voir les mondes plus qu’humains dans lesquels nous existons tous.

John Tain

1 Amitav Ghosh évoque la conversion de la « Nature » par la vision mécaniste du monde en « un réservoir inerte de ressources qui, pour être ‘améliorées’, doivent être expropriées ». Voir __La Malédiction de la noix de muscade_ : une contre-histoire de la modernité_ (Penguin, 2018 pour la version anglaise, Wildprojects, 2024 pour la version française, traduite de l’anglais par Morgane Iserte).

2 Le Multani est un raga classique hindoustani.

3 Voir à ce sujet Suzanne Simard, À la recherche de l’arbre-mère. _Découvrir la sagesse de la forêt _(Vintage, 2020 pour la version anglaise, Dunod, 2022, pour la version française traduite de l’anglais par Laurence Le Charpentier), mais aussi Meg Lowman, The Arbornaut: A Life Discovering the Eighth Continent in the Trees Above Us (Picador, 2022, non traduit) et Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres (Les Arènes, 2017).

4 Elliat Albrecht, How Fiza Khatri Uses Paint to Play with Memories

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