La marche supplémentaire — Marcelle Alix à la Maison Louis Carré
Exposition
La marche supplémentaire
Marcelle Alix à la Maison Louis Carré
Passé : 5 mai → 1 septembre 2024
La marche supplémentaire — Maison Louis Carré, Bazoches-sur-Guyonne Somptueusement sensible et profondément accueillante, l'exposition La Marche supplémentaire se déploie dans la Maison Louis Carré d... CritiqueAvec les artistes : Ian Kiaer, Laura Lamiel, Charlotte Moth, Mira Schor
“(…) il est tout aussi urgent de reconnaître l’importance, pour chacun, de son lieu de vie. Car mépriser cette relation, c’est nourrir la frustration qui fait le lit des positions politiques extrêmes. Et abstraire la citoyenneté de tout contexte, c’est risquer de toujours plus négliger notre environnement.” Joëlle Zask, Se tenir quelque part sur la Terre, Premier Parallèle, 2023
Pour les artistes comme pour nous, lieu de vie et lieu de travail se confondent souvent. Depuis quinze ans, nous avons imaginé la galerie Marcelle Alix comme un espace relié à la vie domestique, loin des effets intimidants du « White Cube ».
Ouvrir notre lieu de travail à l’accueil des affects qui animent les œuvres et reconnaître ainsi l’importance politique du personnel tel qu’il résonne dans les combats féministes, nous rend particulièrement sensibles à l’invitation qui nous a été faite par Asdis Olafsdottir de penser la maison imaginée par Alvar Aalto pour le galeriste Louis Carré comme un environnement propice à l’accomplissement de ce que chaque personne a en propre.
En 1972, la peintre et critique d’art américaine Mira Schor (née en 1950, vit à New York) prend part à Womanhouse, un événement initié par Miriam Schapiro et Judy Chicago, alors qu’elle suit le Feminist Art Program au California Institute of Arts (CalArts). Avec Womanhouse l’espace domestique devenait espace d’exposition et tout ce qui s’y trouvait (produits de beauté, tampons hygiéniques, linge de maison, sous-vêtements…) était considéré comme des matériaux artistiques déconnectés d’une quelconque complicité avec le pouvoir patriarcal.
Depuis ce moment fondateur, Mira Schor enregistre toute une vie d’artiste à travers l’expérience qu’elle en fait en tant que femme, privilégiant une approche radicalement opposée aux normes de la peinture imposées par le regard masculin. Dans ses œuvres, l’espace intérieur se superpose à différentes versions de l’atelier et devient un lieu d’expérimentations dans lequel chaque idée est action. La maison a beau être un lieu familier, voire un espace féministe revendiqué, elle n’est vraiment vécue de façon paisible que si l’on a conscience des forces, des préjugés et des impensés qui s’y jouent. Ces forces qui nous affectent régulièrement alors que nous sommes sous la présumée protection de la maison, Mira Schor les traduit en peinture par des éclipses, des perturbations cosmiques ou encore des gouttes de pluie qui se confondent avec sa chair et ses sens (Zip of tears, 1993) pour faire advenir des images politiques, annonciatrices du monde bouleversé qui est le nôtre.
Dans un mouvement similaire de l’intérieur vers l’extérieur, les sculptures, installations et dessins de Laura Lamiel (née en 1943) travaillent nos croyances et la manière dont nous nous déplaçons. L’artiste anticipe constamment l’expérience du dehors. La subjectivité en marche dans sa maison-atelier au Pré-Saint-Gervais, à l’instar de Mira Schor, n’explose pas au contact d’autres environnements. Elle entre dans une organisation différente qui suit l’engagement de l’artiste, celui de toute une vie. Une œuvre peut commencer dedans et se compléter dehors, dans une continuité parfaite entre « une chambre à soi » et un espace public, à commencer par ce mur de briques émaillées qui traverse sans l’habiter la Maison Louis Carré (The Wall, 2000-2024)
« La marche supplémentaire »1 décrite dans La Vie Matérielle de Marguerite Duras, ancienne voisine de la maison Louis Carré à Neauphle-le-Château, est celle que les femmes doivent maçonner elles-mêmes devant leur seuil pour prendre leur élan vers l’émancipation. La maison nous renvoie sans cesse à nous-mêmes, aux injonctions sociales, à notre place au sein d’une famille plus ou moins fonctionnelle. Dans celle de Louis Carré et Alvar Aalto où leur amitié a tout si parfaitement organisé, Laura Lamiel trouve à intégrer un mur indépendant, une forme imprégnée de son propre langage plastique, comme un geste de libération vis-à-vis de l’existant, du solide. Elle pratique la maison en maintenant un esprit expérimental que celle-ci lui offre, tout comme la sculptrice et photographe Charlotte Moth (née en 1978, vit aux Lilas) dédie sa sculpture-lieu To a favourite tree (2020) au paysage qui entoure la maison Louis Carré. Les lignes minimalistes d’une cage cubique répondent à celles de la maison, et la branche d’arbre en bronze qui s’y trouve suspendue, vibre de sentir tout ce qui (oiseaux, mulots, avions qui passent, pluie, soleil, vent…) vient la rapprocher de son modèle naturel. Cette sculpture nous soutient dans l’idée de redonner de l’attention aux choses les plus banales et raconte l’épaississement d’un équilibre général.
L’artiste Ian Kiaer (né en 1971, vit à Oxford), familier des utopies architecturales et des espaces qui sont tout sauf neutres, préfère la position du commentateur à celle du compétiteur. Il organise les données qu’il recueille sur l’existant et les usages qui s’y sont développés avec le temps, comme au cours d’une enquête.
C’est par un jeu subtil qui consiste à répéter les caractéristiques d’un lieu à l’aide de matériaux qui sont du côté des traces de vie toujours visibles qu’il s’insinue dans la maison Louis Carré. Rien qui n’implique des actes d’appropriation, pas même l’idée d’une collection éphémère idéale, seulement une conscience éveillée, celle de l’art comme une activité normale, quelque chose à faire pour atteindre un plaisir visuel et pour aller vers la maison d’un autre, affectueusement.
Marcelle Alix
1 Marguerite Duras, La Vie matérielle, Gallimard, 2022, p.78