Daniel Arsham
Avec ses gouaches, sculptures et objets conceptuels, l’artiste Daniel Arsham, installé à Miami, fait la synthèse d’une civilisation future, symbolisée par son architecture, où une beauté froide et entropique donne à la nature l’ascendant sur la culture, un peu comme dans les mondes cristallins de J.G. Ballard, sauf que sur la vie des gens on ne peut faire que des suppositions de loin.
Peintes avec un grand soin, les gouaches sur Mylar rappellent les dessins architecturaux des modernistes. Des immeubles blancs, pris dans des icebergs salins, flottent sur les mers, la nuit, comme le montre par exemple The M-House got lost and found itself floating in the sea, affecting salination [sic] levels in the North Atlantic (2004). Dans la série de tableaux The Return (2005), des bouts d’escalier, des tas de blocs rectangulaires ou des poteaux rectilignes émergent comme des fantômes d’une dense végétation vert-bleu, comme si, avec le temps, un vieux cataclysme avait laissé place à un monde morcelé, mais plus pur.
Des sculptures en résine blanche et en marbre ainsi que des maquettes assemblées donnent à voir la contreutopie hypothétique et esthétique de l’artiste. Leur style associe des éléments empruntés à l’art nouveau, aux dessins de l’architecte Frank Lloyd Wright, aux façades Art déco, aux paysages oniriques des surréalistes, à la transformation de matériaux du bâtiment en icônes chères au minimalisme, aux assemblages et collages du pop art, et, bien sûr, à tout ce que la technologie de l’information peut offrir. Du papier noir translucide et des bâches de protection bleues sont découpés et superposés pour former des panneaux Art nouveau. Des fragments d’immeubles modernistes sont incrustés dans des îles blanches faites en résine. Des stalagmites et des stalactites en résine sortent du plafond et du sol. Des incisions sont taillées dans des angles de murs, comme des morsures.
Dans Pinch (2003), des escalators miniatures montent vers nulle part ; dans Regret (2003), un parking de la taille d’une table est construit de manière à former les lettres qui donnent son titre à l’œuvre ; un bungalow californien de Schindler est fabriqué à partir de panneaux de revêtement et de goujons en aluminium ; l’auvent abîmé d’un cinéma Art déco s’effondre sur un tas de stalagmites.
Le modernisme habite ces œuvres comme un fantôme échappé d’un conte ancien ; leur architecture est figée dans le temps. Les enfants du modernisme, comme l’expressionnisme, le pop art, le minimalisme et l’art conceptuel — dont les noms mêmes rappellent les obsessions d’une démarche psychologique, en rapport avec ce qui est commercialement nouveau, objectivement sérieux et imaginé d’un point de vue conceptuel — ont vieilli. Pourtant, ils transmettent le code évolutif des mutations architecturales contemporaines indéfinissables de l’artiste, de sa façon de combiner médias et matériaux, ainsi que de ses spectacles visuels, qui s’apparentent davantage au cinéma ou à la télévision qu’à des objets modernistes avec leur spécificité stricte.
D’un point de vue moderniste, le style multidirectionnel d’Arsham peut même dérouter et sembler s’écarter démesurément d’une continuité historique avec le pop art, le minimalisme et l’art conceptuel. Mais, au moins, ses édifices restent plus prudents que les montages freudiens de Gordon Matta-Clark, par exemple. Et le lien entre ses objets et le contact humain est beaucoup plus brouillé que dans les planches et monolithes de John McCracken notamment, qui évoquent une intelligence surnaturelle et un monde qui ne serait pas totalement arbitraire. Mais Arsham nous fournit un exemple encore différent avec ses objets cinématographiques postpostmodernes projetés sur grand écran et situés dans le cosmos, où la nature règne en maître sur la Terre et les hommes.
On pourrait aussi voir dans cet univers bleu-vert la projection d’un monde qui renaît de ses cendres après un cataclysme. L’art moderne a perdu de sa vigueur et de sa capacité à se renouveler au cours de guerres catastrophiques. Par conséquent, les artistes se sont tournés vers l’introspection.
Les expressionnistes ont cherché le sujet codé propre à l’art dans leurs matériaux et leurs gestes créatifs. Le pop art est né d’une économie intérieure d’après-guerre qui avait transformé la politique nationale en commerce mondial et remplacé le « bon peuple » par des masses anonymes. Le monde est devenu de plus en plus peuplé et de plus en plus cher. On a envisagé l’apocalypse comme un néant matériel et un désert nucléaire. Le désordre naturel menaçait de plus en plus, l’air devenait irrespirable. Mais l’art a proliféré en se diffusant dans les médias, comme les sondes d’une mission spatiale.
Dans les dessins couleur ambre de Frank Lloyd Wright, les structures dominent l’environnement naturel et le respectent. La vision du monde d’Ashram baigne dans une esthétique futuriste d’un calme postcataclysmique, sorte de cosmos aqueux en marge de l’Histoire. En même temps, son style figure des décisions prises en fonction de la nécessaire adaptation de l’art. Ses gouaches me font penser à une ballade de Miles Davis, Blue in Green, qui figure sur l’album fondateur Kind of Blue (1959), où la structure modale remplace la mélodie et où les improvisations sont basées sur des variations de couleurs. La ballade est construite sur une dominante bluesy, avec des modes mélodiques mineurs, plus doux et plus « verts », qui s’accélèrent durant l’improvisation mais sans s’étirer jusqu’au classique revirement final. La fin est forcée. Les gouaches et objets d’Ashram témoignent d’une étrange précarité, qui ressemble à la ballade de Miles Davis, où les moyens n’impliquent pas la fin à cause d’un choix esthétique et d’un changement d’attitude. À mon sens, l’adaptation d’Ashram se fonde sur une esthétique modale et sur des mélanges variés d’informations familières, comme une architecture inhabitée qui surgit dans des tons blanc, bleu, noir et vert.
L’art moderne et postmoderne a conservé une suprématie par rapport aux objets et aux images, grâce à des affinités stylistiques régulières. Dans le pop art, le minimalisme, l’art conceptuel et même le land art, le regard sur le monde se fonde sur un rapport similaire aux objets et à la nature — considéré comme le sublime –, qui entrelace puissance et beauté dans une esthétique de désintéressement objectif. Même certains modernistes scientifiques méfiants, comme Robert Smithson par exemple, qui voulait reconquérir des sites industriels dévastés, se sont raccrochés à une vision moderniste de la spécificité des objets, mais avec un sens du temps et de l’Histoire plus vague.
Dans le monde étrangement beau et hypothétique d’Arsham, les objets ont perdu leur domination physique, mais pas leur puissance esthétique. Ashram fait fi des moteurs viscéraux de l’industrie qu’il enterre dans sa transmutation esthétique. Il reste à contempler une modalité stylistique resplendissante et une fin merveilleusement forcée
Daniel Arsham
Contemporain
Dessin, performance, sculpture
Artiste américain né en 1980 à Cleveland, États-Unis.
- Localisation
- New York et Miami, États-Unis
- Site Internet
- www.danielarsham.com
- Thèmes
- Architecture, nature
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