Jim Coverley
La luxuriance des signes
Devant les œuvres de Jim Coverley, le spectateur est immédiatement saisi par un sentiment trouble, voire contradictoire : à la fois séduit par la finesse de ces objets, mais aussi, et dans le même temps, affecté par leur monstruosité. Ces sensations simultanées d’émerveillement et d’effroi situent le spectateur dans un écart que toute la pratique artistique de Jim Coverley n’a de cesse de creuser, de sorte que l’on pourrait considérer cette dernière comme un art de l’écart ou de l’écartèlement — dans le sens où l’écart y serait obtenu par la mise en tension de contradictions ouvertes. La luxuriance des formes, le luxe des détails, le travail méticuleux et la fragilité des matériaux (le tissus et le papier, très majoritairement), la variété et les variations de couleurs distribuées dans la répétition des motifs, mais aussi la pauvreté des ces mêmes matériaux — des draps usés, achetés dans des brocantes, tâchés ou tachetés de couleurs, comme si des corps, à nouveau, avaient maculé de concrétions ou de pertes leur surface –, la simplicité des techniques utilisées (découpage et pliage, effets de symétrie obtenus sur un mode académique et enfantin)… Cet écart est également provoqué, dans l’œuvre de l’artiste, par la majesté des objets produits, la délicatesse de leur aspect, la méticulosité de leur facture, dans une précision vertigineuse, virant à l’obsession ou à la névrose, où se réalise le choc du décoratif et de l’organique, plongeant le spectateur aux bords d’un véritable gouffre.
Matière et symbole
Le travail de Jim Coverley se divise en deux ensembles. Le premier d’entre eux, sous le terme générique de Skin (Peau), regroupe des œuvres en volumes ayant recours à des matériaux qui partagent comme qualité commune, dans leur usage courant, d’entrer en contact avec la peau — ce sont des draps, des oreillers, des duvets, récupérés et collectés par l’artiste. Ces matériaux usagés renvoient également à la position d’un corps, allongé, à sa (ou ses) situation(s), alité. La relation posée par l’artiste en termes analogiques, qui assimile la matière à une peau, comme si une zone de transfert s’était établie par simple contact entre corps et objet, transmettant les qualités intrinsèques de l’un à l’autre, engage une production dont les formes sont attachées à un vocabulaire organique (Cotton Mouth, Passion Killer, Beast). Elle se distingue d’un autre ensemble, en deux dimensions celui-ci, où des opérations de découpage et de pliage sont opérées sur papier (Work on paper). Ces deux catégories de travaux sont également distinctes par leurs recours à différentes formes de la représentation. Dans les œuvres sur papier, l’artiste n’hésite pas à convoquer des mythes, des figures bibliques ou des symboles culturels (Patroclos, Adam, Eve, Skulls). Dans l’ensemble Skin, les signes produits ne jouent pas sur un registre mythologique, mais convoquent encore le symbolique, d’une manière si différente cependant qu’il convient de la préciser, afin de ne pas assimiler, même si la tentation est grande, la production de Jim Coverley à une fabrique de symboles. Dans cette dernière catégorie d’œuvres, le symbolisme n’opère pas tant sur un registre formel qu’il ne fonctionne en appui sur un plan matériel, comme l’indique très clairement le choix du terme Skin pour désigner la nature des matériaux. En utilisant, selon cette relation d’implication, des draps, des duvets et des oreillers usagés, Jim Coverley appelle, dans ses constructions, les réminiscences de corps et de lits anonymes où sont tout à la fois convoqués le rêve et le sexe, la vie et la mort, le repos et la maladie, le conscient et l’inconscient… Draps, matelas, duvets deviennent selon cet emploi les indices structurants d’un régime symbolique des signes, qui recouvre à son tour toutes les formes de cette production.
De sorte que, si l’on peut certes avoir recours au terme de symbole pour qualifier certains des objets créés par Jim Coverley — dans la mesure où l’on se tient à la définition la plus stricte mais aussi la plus commune du terme : « être en lieu et place de quelqu’un ou de quelque chose » –, il est donc plus juste de relever, dans cette production esthétique, le trajet auquel est soumis chaque proposition entre matière et forme, qui motive une circulation symbolique des signes. Ce qui implique que tout signe devra être perçu comme un « être en lieu et place de quelqu’un ou de quelque chose », soit que toute matière convoquera un gisant, un dormeur ou un malade sur un lit ou dans son lit, qu’il agonise, qu’il rêve ou qu’il se réveille, et que toute forme se résoudra en un ensemble organique, fragment ou totalité d’un corps malade, agonisant ou rêvé…Mais ce sont aussi les techniques utilisées par Jim Coverley, et donc le régime de production de ces signes, qui sont soumis aux lois du symbolique. Les découpages méticuleux, les coutures, les pliages, les torsions et tensions effectués sur des matières qui, par le jeu de l’analogie, sont assimilées à des « peaux », convoquent immédiatement la chirurgie, les cicatrices et les sutures, l’autopsie des corps malades ou morts, mais aussi leur manipulation, leur reconstruction, la fabrication d’hybrides et de mutants, leur sacrifice et leur torture (ces « peaux » sont en effet tirées et tendues par des clous en leurs extrémités, évoquant directement une crucifixion) .
Chimères
Le travail de Jim Coverley pourrait aisément se prêter au jeu érudit d’une généalogie, qui appellerait en premier lieu l’héritage du symbolisme, mouvement artistique, littéraire et pictural de la fin du 19e siècle. On aurait sans doute raison d’aller chercher du côté de Félicien Rops, mais aussi chez Gustave Moreau ou chez Gustav Klimt certaines des sources d’une pratique qui contraint le signe dans le raffinement et la trivialité, dans la majesté et l’effroi. On pourrait encore, à bon droit, partant des jeux d’ambivalences auxquels Jim Coverley soumet les signes, tirer des fils anciens où se nouent les qualités du religieux et du sexuel, d’Eros et de Thanatos, et souligner encore dans ce travail la convocation de contradictions ou de contraires qui viennent heurter à nouveaux frais la morale ou le bon goût. Et pourquoi pas, finalement, au registre de la science-fiction et de l’anticipation, aller chercher dans les romans ou dans les films, des monstres entretenant des familiarités avec ceux créés par l’artiste : sur L’Île du Docteur Moreau, peuplée de créatures issues de manipulations génétiques ou encore dans la fascinante plasticité de l’Alien de Ridley Scott…
Hypothèses plausibles, que la pratique artistique de Jim Coverley ne met cependant pas explicitement au travail. Car contrairement aux symbolistes, ses œuvres n’ont que très rarement recours à la représentation de la figure humaine, pour s’intéresser au corps et plus précisément encore à son anatomie et à son organisme. Si combat et violence il y a — et comment pourrait-il en être autrement dans un tel choc des contraires –, ils se fondent avant tout sur des plans imaginaires : dans l’ambivalence du corps glorieux et du corps malade, dans la misère de ses organes, dans la monstruosité et la séduction des hybrides, qui ne se déploient qu’en raison d’un pacte premier, passé entre l’artiste et le spectateur, engageant un pari avec les signes eux-mêmes : accepter qu’un support devienne une peau, et cela sans contrepartie. Or, ce pari ouvre nécessairement un gouffre entre une pensée matérialiste d’un côté (le lieu où il se fonde) et une pensée symbolique de l’autre (le lieu où il se résout). L’écart créé par l’œuvre de Jim Coverley, à l’intérieur duquel est invité à s’installer son spectateur, invite à faire un pas de côté, pour conserver un pied dans le monde matériel et en poser un autre dans le monde des symboles, afin qu’éclate, dans sa toute puissante contradiction, l’ambivalence des signes.
Une autre pratique réunissant le corps et le signe pourra alors venir fertiliser cet écart du matériel et du symbolique : le tatouage. Corps qui fait signe, signe qui fait corps… la pratique artistique de Jim Coverley déplace certainement le tatouage sur de nouvelles peaux, mais elle en préserve le sens et la portée, comme elle en conserve un certain maniérisme, en outre dans le recours au motif et à l’ornement totalement assumé (on y repérera également la présence de certains symboles largement diffusés par les pratiques populaires du tatouage — je pense ici tout particulièrement aux crânes). Sur le plan technique, concernant le travail des tissus, c’est une autre pratique artisanale qui est convoquée, celle de la dentelle, dans la répétition des motifs, dans le jeu de symétries et de variations dont elle est l’objet… Combinaison d’imaginaires et de savoirs-faire techniques populaires et savants, de corps et d’organes, de motifs et de variations, de visions, de rêves, de symboles… c’est à la luxuriance des signes qu’appelle finalement l’œuvre de Jim Coverley. Des signes qui, par leur abondance, leur richesse et leur contradictions, deviennent des chimères techniques et esthétiques — la portée de ce terme étant à entendre tout autant en un sens génétique qu’en un sens mythologique ; des signes comme des monstres fabuleux dont le corps serait issu de l’addition de corps différents, des organismes composés de deux ou de plusieurs variétés de cellules ayant des origines génétiques différentes…
Jim Coverley
Contemporain
Collage, dessin, sculpture, techniques mixtes
Artiste né en 1976 au Royaume-Uni.
- Localisation
- Londres
- Thèmes
- Anatomie , assemblage / accumulation, corps, empreinte, hybrides