Anouk Kruithof — The Aesthetics of Contamination
Exposition
Anouk Kruithof
The Aesthetics of Contamination
Passé : 7 octobre → 12 novembre 2017
Que voyons-nous lorsque nous regardons une nappe de pétrole obscurcir la surface de l’océan ? La réponse est simple : nous ne voyons rien. Rien, ou du moins, rien que nous puissions faire correspondre au schéma classique de la perception, où l’image vient dupliquer un objet réel. Rien, car plus fondamentalement, rien dans notre constitution ne nous prépare à appréhender un tel phénomène entièrement dépendant de l’activité humaine. Synthétique et imprévu, ce n’est pas que le seul équilibre naturel qu’il bouleverse: il chamboule également la définition jusqu’alors en vigueur de ce qu’est un objet. Cette nappe de pétrole, bien qu’on ne puisse la toucher directement ou l’apercevoir en entier, personne ne songerait à remettre en question l’existence. Par conséquent, c’est bien l’objet, la chose, ce qui existe mais n’est ni humain, ni animal, ni naturel, qui prend un coup : un objet ne se rapporte pas forcément à l’échelle humaine. Nous ne pouvons l’atteindre par nos sens, car son échelle nous dépasse. De fait, nombreux sont les philosophes à s’être servis de ce même exemple noir et visqueux pour étayer leurs assauts contre la forteresse de l’anthropocentrisme1. Chez Graham Harman, Bruno Latour ou Timothy Morton, la nappe de pétrole elle appartient à la famille des inclassables nommés, faute de mieux, hyperobjets ou quasi-objets. Hyper-, quasi- : c’est par le préfixe qu’est porté le premier coup au système classificatoire moderne. Or si nous ne voyons certes rien de la chose en soi, nous voyons bien autre chose : nous voyons une image. Ce stimuli visuel que nous n’hésitons pas une seconde à identifier comme une réalité appelée « nappe de pétrole », nous en avons déjà aperçu, dans les médias, plusieurs photos aériennes dûment légendées. Nous avons alors appris à corréler la tache noire quasi-abstraite à certains mots clefs comme « marée noire » ou « pollution chimique » : corrélation qui nous fait croire à la connaissance ; identification qui rassure en ôtant tout ce que le surgissement comporte d’impensable.
L’exposition Aesthetics of Contamination d’Anouk Kruithof vient précisément se nicher dans cet interstice mental, occupant la zone de flou qui sépare l’intuition de la destruction et le sommeil de la raison. Ce qui frappe d’abord, c’est la présence de tout un arsenal médical ou paramédical déclinant la prothèse sous toutes ses formes : un masque à oxygène, un autre à anesthésie, une béquille, une canne, des masques gélifiés pour le visage ou des patchs mammaires de la même matière. Ici, ces extensions machiniques viennent augmenter, soulager et réparer des corps-sculptures, structures rocheuses enveloppées comme dans un cocon d’une couche protectrice de matière synthétique à la fois soyeuse et colorée. Sur du latex ou du plastique, l’artiste a imprimé des vues aériennes de catastrophes naturelles glanées sur internet. Désormais transformées en surfaces molles qui plient et ploient, venant mollement draper les structures en acier qui les maintient, ces images devenues matière éveillent des émotions ambigües où l’attirance et la répulsion se mêlent et s’indistinguent, l’un venant contaminer l’autre dans une boucle récursive déstabilisante. Le raccourci qui s’impose est alors évident, mais non moins percutant : chez Anouk Kruithof, l’image est une image-prothèse. Elle est quasi-, hyper-, en tout cas pas-tout-à-fait- image, tentant de rendre physiquement présent ce qui échappe encore à l’expérience : cette nouvelle chair où se défont les partages habituels entre nature et culture, humain et machine, réel et fictif.
Ces images-prothèses témoignent non seulement de la modification du réel, mais également de la nature des images que nous en connaissons. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de photographies-prothèses, l’intégralité du travail d’Anouk Kruithof explorant par ailleurs le registre de la photographie contemporaine, à savoir dans son acception la plus lâche d’image reproduite et non produite. Justement, la qualité machinique vient pointer le profond divorce entre la photographie comme dédoublement du réel et la photographie devenue à force le réel en soi. Si la photographie de la catastrophe est pour nous la seule preuve qu’elle existe, elle devient à nos yeux le substitut d’une réalité que nous subissons sans pouvoir en faire l’expérience. Comme l’a pointé avec justesse François Laruelle, l’un des rares à avoir fait correspondre à la photographie contemporaine une métaphysique2, nous sommes à présent devant l’existence d’une « photo-fiction » de nature à faire mentir l’ancienne conception de la photographie — pour l’auteur, une photographie platonicienne. L’image et le monde, le sujet-monde et l’appareil technologique fusionnent et produisent une nouvelle réalité ; celle-ci n’étant pas moins réelle, mais simplement autre, alternative. Face à cet écosystème post-produit où a représentation de la chose n’est pas ce qui cache la chose, comme les post-modernes ont voulu le croire, mais bel et bien la chose en soi, les œuvres d’Anouk Kruithof fonctionnent comme autant de laboratoires émotionnels. A la fois images et matières, leur matérialité est de cette qualité ambiguë qui suspend toute tentative de saisie rationnelle : trop aguicheuses, donc forcément toxiques ?
Ingrid Luquet-Gad
1 Voir notamment Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris : La Découverte, p. 100 : « La prolifération des quasi-objets a fait craquer la temporalité moderne en même temps que sa Constitution. La fuite en avant des modernes s’est arrêtée (…) avec la multiplication d’exceptions dont personne ne pouvait reconnaître la place dans le flux régulier du temps ».
2 François Laruelle, Non-Photographie / Photo-Fiktion, Berlin : 2014, Merve Verlag, p. 168-169
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Vernissage Samedi 7 octobre 2017 à 18:00
Horaires
Du mardi au samedi de 14h à 19h
Et sur rendez-vous