Allora & Calzadilla — Antille

Exposition

Techniques mixtes

Allora & Calzadilla
Antille

Passé : 15 avril → 28 mai 2022

La Galerie Chantal Crousel a le plaisir de présenter Antille1, par Allora & Calzadilla. L’exposition réunit trois de leurs œuvres majeures inspirées des Caraïbes, où les artistes vivent et travaillent. Ancrées dans les réalités concrètes de cet archipel complexe, les œuvres de l’ensemble Antille examinent la façon dont colonialisme et écologie se croisent à l’intersection des visées impérialistes.

L’installation Penumbra (2020) qui traverse tout l’espace de la galerie, est un paysage virtuel dont la matière même est constituée par des variations de lumière et d’ombre. Une animation numérique projetée recrée les effets de la lumière traversant les feuillages dans la vallée d’Absalon, en Martinique. Cette forêt tropicale accueillit en 1941 une série de randonnées pédestres désormais mythiques, conduites par Suzanne et Aimé Césaire (poètes martiniquais, militants anticolonialistes, théoriciens et fondateurs de la revue littéraire Tropiques), avec un groupe d’artistes et d’intellectuels qui fuyaient alors la France occupée, et dont le bateau avait fait escale dans le port antillais de Fort-de-France. Parmi ces réfugiés figuraient notamment Helena Benitez, André Breton, Wifredo Lam, Jacqueline Lamba, Claude Lévi-Strauss, André Masson et Victor Serge2.

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Allora & Calzadilla, Antille, vue d’exposition, Galerie Chantal Crousel, Paris (2022). Photo : Martin Argyroglo. Courtesy des artistes et galerie Chantal Crousel, Paris

Penumbra est projeté dans la galerie suivant un angle calculé par un système de simulation en temps réel qui reproduit la course du soleil au-dessus de nos têtes. Ce jour artificiel fluctue dans l’espace de la galerie et se mêle aux motifs dansants de la lumière du soleil qui traverse réellement les nuages courant au-dessus des toits de Paris. Dans cette interaction, deux lieux disparates convergent pour créer ensemble un paradoxe lumineux. Penumbra est complétée par une composition musicale de David Lang, lauréat d’un Grammy Award et sélectionné aux Oscars, qui s’inspire des « shadow tones », un phénomène psycho-acoustique perçu lorsque deux tons réels créent à l’oreille la sensation d’un troisième ton.

L’installation Graft3 (2021) traverse également tout l’espace de la galerie. Des milliers de fleurs roses, moulées à partir de fleurs de poirier des Antilles, ou « Poirier-Pays », une espèce de chêne originaire des Caraïbes , apparaissent comme poussées là par un vent qui les auraient balayées à la surface du sol. Leurs pétales peints à la main reproduisent sept variations ou degrés de décomposition, du fraîchement tombé au bruni, en passant par le flétri. Graft est une allusion aux mutations environnementales déclenchées par les effets combinés de l’exploitation coloniale et des changements climatiques. L’appauvrissement systémique de la flore et de la faune des Caraïbes est l’un des principaux héritages de la domination coloniale. Néanmoins, la région demeure l’un des trente-six points névralgiques de la biodiversité mondiale, comportant des zones qui, tout en abritant près de 60% des espèces de plantes, d’oiseaux, de mammifères, de reptiles et d’amphibiens encore présents dans le monde, ne représentent que 2,4% de la surface terrestre planétaire. Dans leur immobilité plastique et artificielle, les fleurs de l’installation Graft reflètent la fragilité de cette situation écologique.

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Allora & Calzadilla, Antille, vue d’exposition, Galerie Chantal Crousel, Paris (2022). Photo : Martin Argyroglo. Courtesy des artistes et galerie Chantal Crousel, Paris

Enfin, sont exposées trois œuvres récentes du duo d’artistes de la série des Electromagnetic Field, commencée en 2018, qui prend l’électromagnétisme, l’une des quatre forces fondamentales de la nature, à la fois comme sujet et médium. Allora & Calzadilla se servent de ce phénomène pour créer des formes à la fois abstraites et référentielles. Ils déposent de la limaille de fer sur une toile, qu’ils placent au-dessus d’un réseau de câbles de cuivre reliés à un disjoncteur électrique dans leur studio de San Juan. Lorsque le disjoncteur est mis en marche, le courant électrique force les particules métalliques à se disposer suivant un arrangement de formes et de motifs régis par le champ électromagnétique. Afin que ces particules se mettent en mouvement, la toile est maintenue tendue et tapotée en continu, ce qui a pour effet de propulser les particules lourdes dans l’air, en direction des pôles positifs et négatifs.

Attraction et répulsion, résistance et faiblesse, accumulation et dispersion sont quelques-uns des dispositifs dont les artistes usent pour parvenir à une résolution formelle dans ces œuvres électromagnétiques. Cependant, l’équilibre rythmique ainsi atteint ne relègue pas au second plan les forces pulsatrices qui modèlent l’apparence même de l’œuvre d’art — depuis les cycles boursiers jusqu’à la combustion des énergies fossiles. La composante parenthétique du titre de l’œuvre (une longue séquence de chiffres et de lettres tirée d’une des factures d’électricité de leur atelier de création) fait référence aux politiques publiques menées en matière de production, de propriété et de distribution d’électricité. Cet intérêt que les deux artistes portent depuis toujours à l’utilisation de l’électricité leur permet notamment de sonder les multiples facettes et configurations de la consommation d’énergie à Porto Rico et ailleurs — depuis le marché à terme pétrolier, ou les sociétés transnationales détentrices de la dette obligataire de l’Agence nationale d’électricité portoricaine, jusqu’aux consommateurs locaux qui subissent les conséquences de cette mauvaise gestion fiscale d’une agence nationale de l’électricité désormais en faillite. Les expériences électromagnétiques d’Allora & Calzadilla sont à la fois une exploration de principes formels et une façon pour les artistes de se confronter à l’entrelacs complexe que constitue le réseau de distribution de l’énergie.

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Allora & Calzadilla, Antille, vue d’exposition, Galerie Chantal Crousel, Paris (2022). Photo : Martin Argyroglo. Courtesy des artistes et galerie Chantal Crousel, Paris

Michelle White, conservatrice en chef de la Menil Collection de Houston, où les deux artistes, acclamés par la critique, ont présenté en 2020/21 leur solo Specters of Noon, souligne dans le catalogue de cette exposition le positionnement artistique singulier d’Allora & Calzadilla : « Depuis le début de leur collaboration en 1995, ce duo d’artistes explore la manière dont les inégalités socio-économiques de notre temps entrent en collision avec le monde naturel, avec toutes ses merveilles et ses phénomènes de plus en plus effrayants et écrasants. Ils se délectent de cette interaction à la fois discordante et éclairante, véritable théâtre d’exploration d’un improbable réseau de relation, et déclencheur de conversations révélatrices. Nourries de substances, de matières et de sons tirés de contextes, d’histoires ou de sites particuliers, ces œuvres déplacent le spectateur à travers une diversité extrêmement disparate de terrains temporels, matériels, politiques et théoriques4. »

1 Le mot Antille trouve son origine dans la période précédant la colonisation européenne des Amériques, Antilia étant l’une de ces terres mystérieuses qui figuraient sur les cartes médiévales, tantôt comme un archipel, tantôt comme une terre continue de plus ou moins grande étendue, dont l’emplacement fluctuait au milieu de l’océan.

2 Breton décrit la forêt d’Absalon en des termes évoquant également ces fluctuations de lumière que l’on retrouve dans Penumbra : « l’enchevêtrement de ces arbres spécialisés dans la voltige, qui se font la courte échelle jusqu’aux nuages, sautent des précipices et décrivent en geignant l’arc des sorcières chéries sous des ventouses de fleurs gluantes » [« Dialogue créole » in Martinique charmeuse de serpents, p.28]. André Masson réalisa une série de dessins inspirés de ces paysages martiniquais, dont certains figurent dans ce « Dialogue créole » avec André Breton, dans Martinique charmeuse de serpents 1948. La vallée du gouffre d’Absalon, en Martinique, a en partie servi d’inspiration au chef-d’œuvre de Wifredo Lam, La Jungle 1943. Bien qu’étant né et ayant grandi à Cuba, la découverte d’Absalon fut la première incursion de cet artiste dans une forêt tropicale. Par la suite, dans Tristes Tropiques 1955, Claude Levi-Strauss écrira lui aussi sur sa traversée de l’Atlantique et son séjour en Martinique.

3 N.d.T. Graft signifie « Greffe » en français.

4 White Michelle et al., Allora & Calzadilla : Specters of Noon, The Menil Collection, 26 septembre 2020 — 20 juin 2021 [Catalogue], The Menil Collection, Houston, États-Unis.

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