Après tout rien
Exposition
Après tout rien
Passé : 9 mars → 5 mai 2012
J’ai arpenté les limbes, perdu le sol, voyagé en esprit.
When ? Where ? Well ?
Le départ est simple : une escadrille de ballons qui transportent des maisons. J’ai quitté une terre bucolique mais figée, une nature devenue décors de gravure, et envahie par une eau noire et stagnante, profonde, et qui menaçait cet univers déjà un peu mort. Bref, une question de survie et avec les moyens du bord : des engins préscientifiques, non technologiques, datant apparemment d’un autre temps, lestés de nos maisons, qui semblent trop lourdes pour ces masses d’air en suspension. C’est dans cette cabane volante, un peu bricolée, comme celle de mes compagnons, que je suis monté vers le ciel.
No signal ; More no signal ; Escape
J’ai quitté par ces mini-zeppelins un univers stérile, un hiver médiatique. Mon paysage visuel s’était réduit à une neige télévisuelle dont il devenait vain de tenter d’assembler les pièces en d’infinis puzzles, et d’en masquer le vide central. J’avais l’impression d’être tué à petit feu, d’être pris par cette angoisse qui empêche de prendre son envol et de sortir de l’engluement présent. Corde trop rigide pour se hisser, pas plus que pour se pendre, échelle molle qui n’offre aucune prise aux poings et aux pieds, et qui risque de s’affaisser sous le poids du prisonnier et de l’entraîner dans un puits (well), sans vie ni fond. Voilà le monde d’ici bas que je quitte, je n’ai plus rien à y faire : When ? Where ? Well, so what ?… On verra bien ce que réserve l’ailleurs. Je pars.
A far l’amore comincia tu, und tanze Samba mit mir ; le Cyclope
Le territoire où j’accoste est minéral et glacial, mais frais, pur et exigeant. C’est un Autre Monde un peu lunaire, géométrique, et les arêtes nettes des objets signifient que pour le voyageur, il n’est plus temps de tergiverser et d’éluder les questions. L’informe neige médiatique et le cliché sont remplacés par une exigence spirituelle et formelle. Le seuil de ce nouveau territoire est gardé par deux gardiens, deux Sphinges. Il faut d’abord traverser une première porte qui n’est que reflet et passer de l’autre côté du miroir. Les poignées de cette porte-miroir sont celles d’un cercueil, et je me vois droit, debout, vif, empoignant la mort et l’affrontant dans une sorte de danse macabre, une Samba frissonnante. L’épreuve consiste à pousser cette porte, à affronter son reflet sans se laisser séduire par le baiser de la mort (Mors osculi), à être capable d’envisager sa fin sans s’y abymer et laisser mon corps pourrir dans le cercueil virtuel et imaginaire qu’esquissent les poignées. Je passe.
Le second gardien est un Cyclope. C’est un rocher de granit en forme de polyèdre. Il me fait penser à celui qui accompagne la Mélancolie dans la gravure de Dürer. J’ai risqué mon corps, c’est le tour de l’âme. La lucidité et la dépression vont de paire, l’exigence intellectuelle peut figer l’esprit. Car l’étude rigoureuse et l’exigence aventureuse de l’ailleurs comportent un risque, celui de la perte des illusions, et de l’humeur noire. Curieux dans mon exploration et risque-tout, je me penche pour regarder à-travers l’œilleton. Je suis alors renvoyé à mon propre vide, à ma noirceur interne — vertige devant une âme sans fond. Je tiens bon, et repars.
Je suis accueilli par une banderole de verre, sorte de panneau de signalisation de l’Autre Monde. Elle dit : la menace ne venait pas du ciel. C’est la devise de ce monde ci. Je suis surpris de ce paradoxe : je croyais que j’allais trouver dans ce ciel et cet ailleurs la solution à la stérilité de la terre et du monde d’où je viens. Mais cette phrase dit que le danger ne vient pas d’ailleurs, pas plus que la solution. La menace est interne. La maxime énonce que nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes et que cette illusion de transparence est le danger, et un obstacle à égratigner au poinçon d’un esprit lucide. Ce voyage est donc aussi intérieur, c’est clair ; c’est la clef pour habiter vraiment le monde d’où je viens et le réanimer.
Ils restèrent longtemps là à se demander ce que cela signifiait exactement de posséder un monde.
J’ai compris maintenant que le monde dans lequel je suis entré ne fonctionne qu’avec celui d’ici bas. Il est son fond, son reflet, son essence, il en est proche, mais épuré : « _objects in mirror are closer than they appear_ », me disent les lettres inversées d’un nouveau miroir, plus loin. Passe de l’autre côté, regarde toi toi-même et le monde se refléter et ils t’apparaîtront dans leur vérité : je suis passé de l’autre côté. C’est dans ce décalage, dans cet envers du miroir que peut grandir la réflexion dans toute sa gravité. Tout devient plus clair et plus proche, j’ai l’impression étrange d’une perception plus fine et aiguisée. Il faut se risquer dans l’autre monde, risquer de quitter une vie faite d’illusions, pour pouvoir revenir dans ce monde-ci et le posséder vraiment.
Il faut donc maintenant redescendre, retourner sur terre, mourir à ce monde ci pour renaître à l’autre. Je crie à mes compagnons : « la planète entière est à nous les gars ! la planète entière! », la planète Terre j’entends, et le grave sur une pierre tombale de granit, en manière de défi provocateur et de trace à laisser dans les limbes pour les prochains voyageurs, pour qu’ils puissent eux aussi voyager dans ce monde et ses écritures, et comprennent qu’à la fin du voyage, il faut redescendre. Il serait dangereux d’y rester pour un pique-nique d’un milliard d’années. Les espaces transitionnels sont des espaces à traverser et non à habiter.
L’Horloge, Sans-titre
Je suis maintenant revenu. Je ne sais pas combien de temps j’ai voyagé dans cet Autre Monde : quand l’espace devient étrange, le temps s’abroge, et le temps intérieur est difficilement mesurable mathématiquement. De toute façon, à mon retour, l’Horloge avait perdu ses aiguilles, et fait table rase, pour un nouveau départ.
C’est difficile de réincarner un corps, de ne plus s’enfoncer dans les neiges stériles et les eaux stagnantes, de cultiver d’autres terres, de construire d’autres choses, d’agir. Je suis un peu comme ce Christ filaire, flottant, passé par l’Autre Monde, en voie de réincarnation dans un corps nécessaire. Je pends un peu sur une croix disparue, mais plein d’espérance.
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Sandra Aubry & Sébastien Bourg — Après tout rien Vernissage Vendredi 9 mars 2012 18:00 → 22:00
Horaires
Du mardi au samedi de 14h à 19h
Et sur rendez-vous