Asami Shoji — October, Much Ado About Nothing

Exposition

Dessin, peinture

Asami Shoji
October, Much Ado About Nothing

Encore 12 mois : 12 octobre 2024 → 16 novembre 2025

On pourrait penser dans un premier temps que ce sont des figures du double qui hantent les images d’Asami Shoji. En réalité, il s’agit bien plutôt de sorties de corps, de déchirures, d’auto-arrachements. Le personnage dédoublé n’est jamais un alter ego qui peut devenir interlocuteur, mais est l’objet d’une opération, d’une transformation. Il ne se situe pas en face du personnage central, mais se trouve par derrière, au-dessus ou en dessous. Les monstres qui s’en extirpent changent de couleur, rétrécissent, fondent, brûlent…

Pas d’inquiétante étrangeté mais une déchirure vive ; pas de clonage en miroir, en W à la William Wilson1, mais une jonction en Y, qui laisse la plaie ouverte ; pas des doubles, mais des êtres en voie de dédoublement. C’est dans l’arrachement qu’Asami Shoji trouve son intensité. Avec audace et inventivité, elle décline les décollations et les multiplications des têtes. On se souvient de Saint Denis qui marchait avec sa tête entre les mains. On pense à ces changements de tête dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa : une jeunesse esseulée suit un processus de « fantomisation », combinaison du devenir fantôme et du processus d’atomisation, et disparaît en cendres noires projetées sur le mur, disloquée, désarticulée, liquéfiée.

Ces figures du ravissement et de la sortie de soi supposent un traitement très spécifique de la peinture à l’huile. Le critique d’art Noi Sawaragi a montré dans sa nouvelle histoire de l’art japonais, que la peinture à l’huile n’avait pas, au Japon, une visée de réalisme, mais tentait de reproduire le côté coulant, gluant, de la boue des inondations et du tremblement des séismes, désastres qui fragilisent régulièrement l’équilibre du pays. Asami Shoji s’inscrit dans cette histoire d’une peinture liquide, qui tremble sur elle-même, qui ne cherche pas tant à reproduire le réel qu’à introduire au monde flottant. Ces flottements, ces glissements de terrain opèrent à l’intérieur des images d’Asami Shoji. Les couleurs utilisées par la peintre renvoient aussi à cette boue — brun, marron, beige, blanc crayeux, couleur de sang figé, vert marécageux, jaune sale, noir effacé. Le liquide huileux aux bordures rouge et or semble se dévider de couche en couche, en un ressac.

Mais la dimension plastique qui confère à l’œuvre sa matérialité, directement sortie du marécage de nos nuits, ne doit pas détourner l’attention de la tension dramatique qui opère dans chacune de ces représentations. Car la cohabitation entre les doubles est toute traversée de tensions et de contradictions, conflits intérieurs, métamorphoses des genres, étreintes imposées, embrassades désespérées qui, toutes, disent une solitude peuplée, un cri étouffé.

Ces effets de montage et de découpe s’apparentent à l’art du montage cinématographique, du faux-raccord qui multiplie jeux d’échelles, recto-verso, plongées et contre-plongées. Sauf qu’ici tout figure sur le même rectangle fixe et peint, non pas étalé dans le temps mais compressé dans l’espace, comme sur un palimpseste qui juxtapose différentes trames de virtualité. L’ici et l’ailleurs, le présent, l’antériorité et le futur coexistent en des images impossibles qui contredisent la logique du temps.

Cette coexistence est aussi celle de la scène de théâtre. Tout — la faute et la réparation, la traîtrise et le pardon, la séduction et l’innocence — tout est d’universalité. La nudité propre aux personnages d’Asami Shoji conduit à une abstraction des affects. Retour à la nudité du couple originel, retour au temps de toujours, retour à l’os — l’os du squelette ou l’os des dents, qui de toile en toile ricanent à l’arrière. Dents sans visage, os sans chair : on dit que le diable rit et n’est-ce pas une présence diffuse du démon qu’Asami Shoji distille dans ses toiles ?

Ces diables nus, d’un temps d’avant la chute, déploient une autre scène de théâtre, non plus un théâtre social mais une scène psychique où le moi se multiplie et où se déroulent des conflits immémoriaux, ceux du désir, de la puissance et de l’aliénation. Et au milieu des coulures, des éclats, des nappes liquides de peinture et d’huile, le sexe conserve son privilège tragique, premier ressort des conflits originels. Il faudrait dire avec Barthes dans son Sur Racine (1965) : « L’image est répétée jamais dépassée ». C’est sans doute le sens de ces figures du double et du dédoublement, de répéter inlassablement un même traumatisme. L’image d’une opposition originelle est déclinée : celle du masculin et du féminin, du noir et du blanc, du diabolique et de l’angélique, de l’intensité dramatique et de la désinvolture flottante. Même retournement d’une chose en son contraire dans l’utilisation des couleurs complémentaires : le rouge et le vert, le jaune et le violet, qui disent ce changement d’une face à l’autre. La multiplication des têtes et des bras figure aussi ce revirement, ce volte-face des apparences. Chez Asami Shoji, « être, c’est non seulement être divisé, mais c’est être retourné ».

Mais si Asami Shoji nous conduit à ce premier traumatisme, à ce moi à deux faces, il n’y a jamais diabolisation. Elle pointe cet instant précaire et suspendu où, en une indécision métaphysique, les apparences se tournent et se retournent sans fin. Ce temps de la catastrophe, ce point de bascule à 180 degrés. Ce moment impossible où recto et verso coexistent — simultanément.

Clélia Zernik

1 William Wilson est une nouvelle publiée par Edgar Allan Poe en octobre 1839, incluse dans le recueil Nouvelles histoires extraordinaires (trad. Charles Baudelaire), explorant à travers le personnage principal, William Wilson, la question du double.

Clélia Zernik
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