Aurélien Froment, Armineh Negahdari — Un oiseau passe. Je le suis
Exposition

Aurélien Froment, Armineh Negahdari
Un oiseau passe. Je le suis
Encore environ 2 mois : 20 mars → 17 mai 2025
« J’étais dur et froid, j’étais un pont, j’étais tendu au-dessus d’un ravin. Mes orteils d’un côté, mes doigts crispés de l’autre, je m’étais encastré solidement dans l’argile croulante. » Franz Kafka, « Le Pont », 19171
BAPTISTE — Quand j’étais malheureux… je dormais… je rêvais… Mais les gens n’aiment pas qu’on rêve… (souriant) alors ils vous cognent dessus « histoire de vous réveiller un peu ». Jacques Prévert, Les Enfants du paradis, extrait du scénario original, 1943-1944
Cécilia Becanovic : L’artiste Pierrette Bloch comparait ses œuvres à « des forêts obscures » dans lesquelles il lui fallait trouver son chemin après bien des détours. Imaginer cette exposition dialoguée, entre Aurélien Froment et Armineh Negahdari complète l’idée d’un paysage qui prêterait ses nuances et sa cohérence aux créations artistiques. Tout récemment, Armineh était à Téhéran auprès de sa famille et m’envoyait des photographies de la chaîne de montagnes Alborz, qui sert de frontière entre la Caspienne et le plateau central iranien, me précisant l’origine du mot “har-borz”, qui signifie en langue Pahlavi “montagne haute”. Je lui répondais aussitôt, voyant la terre en lames noires fines et dures, les nuages taquinant les sommets et cette neige persistante se mélangeant aux dégradés de marron d’un paysage désertique, que j’y voyais l’empreinte de son travail détourné de la peur. Il était clair pour moi que ces imposantes montagnes aident à surmonter l’angoisse. Peut-être ces montagnes représentent-elles le seul obstacle au pouvoir absolu des monstres orgueilleux qui opèrent plus bas.
Et si le paysage (la forêt de Pierrette, la montagne d’Armineh) était la part de résistance inaliénable de l’esprit humain, l’endroit où l’activité psychique parvient à s’affranchir des forces qui tendent à l’anéantir ? Aurélien le pense aussi. Il sait l’influence du paysage de la Drôme sur le Facteur Cheval et comment les pierres lui ont dicté une nouvelle mission pendant sa tournée. Des formes singulières de pierres ont libéré son esprit au point de le plonger dans un rêve qui le sépare du monde tout en le reflétant.
Pour conter cette aventure de plus de trente ans, Aurélien permet la redécouverte de cette création architecturale, connue sous le nom de Palais Idéal du Facteur Cheval, en photographiant ce que sont devenues chacune de ces pierres sous les mains d’un facteur qui s’est improvisé sculpteur, maçon et poète. Cette grande mobilité d’esprit, cette vie d’oiseau, Aurélien l’enregistre en utilisant le plus simple des moyens : un tissu noir (qui aurait plu à Aby Warburg) pour articuler le temps autrement, sans rompre le lien organique qui unit les ornementations et les bêtes fantastiques venues garder les espaces de recueillement et de culte. Le silence est à peine perturbé par les mots que Cheval a gravés dans la pierre. Ces mots qui disent le désir de comprendre le sens de sa vie.
Aurélien retrouve par la photographie le rythme intérieur de Cheval et comme Armineh, il pourrait lui aussi se reconnaître dans l’acuité visuelle de l’oiseau. De nombreux oiseaux nichent dans les dessins d’Armineh. Il est remarquable qu’ils le fassent sur des têtes humaines. Un simple oreiller devient chez Armineh un monticule où se livre quelque chose de plus lent et de plus grave que le destin d’une forme molle passagère. Ce que cette exposition veut montrer, ce sont les traces laissées par ces rêveurs et rêveuses qu’on ne peut arracher à cette action concrète, ce travail manuel, qui les fait vivre. Une partie d’elleux errera toujours audacieusement planquée dans une forêt obscure. Le tissu d’Aurélien est un peu de cette obscurité qui connaît une suite dans la réalité. Armineh, quant à elle, la fait revenir cette obscurité avec des moyens tout aussi simples qu’elle associe à l’art pariétal.
Je vois ces artistes regarder ce qui n’a pas d’âge. Je les vois se surpasser en constance pour que rien ni personne ne puisse, comme sur le pont humain de Kafka, les interrompre violemment, lorsque à l’instar de Baptiste dans Les Enfants du paradis cité plus haut, ils rêvent de la différence.
Isabelle Alfonsi : Je suis venu·e pour partir, pastel d’Armineh Negahdari daté de 2024, donne à voir un corps peu humain, pierre ou amas de matière noire et rouge à la tête à peine esquissée qui poursuit une forme à la fois couvre-chef et condiment : tête d’ail ou demi-oignon. L’instabilité des corps dans les dessins d’Armineh, en morceaux, en pointillés, souvent minéraux, végétaux, parfois ornementés de lettres fahrsi, fait écho à la méthode de travail d’Aurélien Froment qui, depuis vingt ans, creuse d’autres identités artistiques jusqu’à presque disparaître derrière elles.
Utopistes et modestes, les compagnons de route qu’Aurélien convoque fabriquent des modèles alternatifs à ceux proposés par une histoire traditionnelle de l’art attachée aux figures héroïques et solitaires. Les personnes rassemblées autour de Paolo Soleri, architecte d’une cité en terre dans le désert d’Arizona, le pédagogue allemand Friedrich Fröbel, qui a tant soutenu l’idée d’une éducation ouverte à la créativité des enfants, plus récemment le cinéaste et photographe de plateau Pierre Zucca ou Louis Wolfson, « l’étudiant en langues schizophréniques », sont autant de figures d’artistes empruntant des chemins de traverse qu’Aurélien a parcourus avec eux ces dernières années.
C’est donc la substitution, ou peut-être plutôt la transmutation, qui lie les pratiques des deux artistes que nous avons choisi d’exposer ensemble. Il y a quelque chose d’une transformation constante, de la possibilité d’un état toujours fluide, dans le travail de chacun·e. Ainsi, iels proposent une nouvelle conclusion à la nouvelle de Kafka parue en 1917 et au destin tragique d’un homme-pont victime de la violence gratuite d’autrui. Ce n’est pas la solidité obsessionnelle de l’ouvrage qui permet d’échapper à la violence—ou de s’en remettre une fois qu’elle est advenue, mais la possibilité de déconstruire ce qui nous semblait primordial (une identité présumée, un lieu de naissance, un groupe d’appartenance, une idée préconçue de ce que sont ’les autres’ ou ’la vie’).
Quand il s’empare du Palais Idéal du Facteur Cheval dans sa série photographique de 2013, Aurélien étudie pièce à pièce « le travail d’un seul homme » en inventoriant une partie des pierres qui composent le tout, ce qui permet d’observer en détails leur polysémie si puissante. Vie-limite, triptyque d’Armineh daté de 2021, met en scène un corps étendu jusqu’à devenir cou d’oiseau et cracher un visage-bulle, des corps santons comme minéralisés sur le chemin, dans une conversation qui a l’air sans début ni fin. Nul doute que le sort des êtres décrits ici est empreint de violence. La bifurcation — « un oiseau passe. Je le suis », est la seule stratégie.
Isabelle Alfonsi & Cécilia Becanovic, fondatrices de Marcelle Alix, Paris.
Armineh Negahdari est née en 1994 à Téhéran, Iran. Elle vit actuellement à Bordeaux. Elle est diplômée en peinture de l’Université de Téhéran en 2019 et obtient en 2022 un DNSEP à l’École supérieure d’art de Clermont Métropole. Son travail a été montré dans les expositions collectives “Souvenir Nouveau” (cur. Anne Bonnin) au Grand Café de Saint-Nazaire et “Tageldimde/Middlegate” au Cultuurcentrum de Werft, Geel (cur. Philippe van Cauteren and Pierre Muylle) en 2023 et dans le cadre de “Dislocations” au Palais de Tokyo (cur. Marie-France Bernadac et Daria de Beauvais) en 2024. Plus récemment, elle participé à l’exposition de Sara Bichao à la galerie Filomena Soares à Lisbonne (cur. Noëlig Le Roux) ainsi qu’au nouvel accrochage des collections du MAMC+ de Saint-Etienne (cur. Aurélie Voltz et Alexandre Quoi). Marcelle Alix présentera son travail à Art Basel Statements en juin 2025.
Aurélien Froment est né à Angers en 1976. Il habite à Edimbourg (Écosse). De nombreuses institutions ont présenté son travail dans le cadre d’expositions personnelles, parmi lesquelles l’Institut pour la photographie, Lille, FR (2021), le M-Museum, Leuven, BE (2017), le Badischer Kunstverein, Karlsruhe, DE (2015), Le Crédac, Ivry-sur-Seine, FR (2011), le Wattis Institute, San Francisco, US (2009), Gasworks, Londres, UK (2009), Bonniers Konsthalle, Stockholm, SW (2009), le Palais de Tokyo, Paris, FR (2008). Il a participé à la Biennale de Sydney (2014), la Biennale de Venise (2013), la Biennale de Lyon (2011) et la Biennale de Gwangju (2010). En 2014, l’exposition itinérante “Fröbel Fröbelé” a été présentée à la Contemporary Art Gallery, Vancouver, puis à la Villa Arson, Nice, à Spike Island, Bristol, au Heidelberger Kunstverein, et au Plateau, frac île-de-France, Paris.
Sa première monographie, Three Double Tales, a été publiée en français, en allemand et en anglais en 2018 (Dent-de-Leone ed.) Son installation autour du photographe de plateau et cinéaste Pierre Zucca a été présentée aux Rencontres d’Arles en 2023.
L’exposition “Un oiseau passe. Je le suis” est organisée à l’occasion de la sortie chez Delpire and co. du livre Le Palais Idéal du Facteur Cheval. Une conversation publique entre les artistes et Frédéric Legros, directeur du Palais Idéal, est prévue pour le finissage.
1 Merci à Evelyne Grossman pour cette référence. Evelyne Grossman, L’art du déséquilibre, Les Editions de Minuit, 2025.
Les artistes
- Armineh Negahdari
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Aurélien Froment