David de Tscharner — Fantasmagorie

Exposition

Techniques mixtes

David de Tscharner
Fantasmagorie

Passé : 14 mai → 4 juin 2016

« Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication directe avec les choses et avec nous-mêmes je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature »

Bergson

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Dans le Livre du Rire, à l’intérieur de l’examen sociologique des conditions du rire, Bergson insère quelques pages sur « l’objet de l’art ». Il y déclare : « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons le plus souvent à lire des étiquettes collées sur elles »1. Dans cet extrait, nous pouvons lire à la fois le constat d’une perte de notre rapport immédiat aux choses, mais aussi une invitation à un regard renouvelé, capable d’émerveillement, qui perce l’existence nue et rend plus riche notre perception de la vie.

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David de Tscharner, Fantasmagorie, 2016 Courtesy of the artist & Galerie Escougnou-Cetraro, Paris

L’artiste suisse, David de Tscharner, a préservé sa capacité d’émerveillement bien au-delà de la période privilégiée de l’enfance. Poète, il fait du ravissement un des principes de sa marche dans le monde. Artiste, il transforme sa rencontre avec des objets du quotidien en un terrain d’exercices pour y faire opérer les puissances de l’imagination. L’installation Fantasmagorie, présentée pour la première fois au FRAC Pays de la Loire, en témoigne. Les objets familiers présents dans l’œuvre sont la trace de la capacité d’émerveillement de l’artiste qui la compose. Avec ses mini-sculptures, confectionnées à partir d’objets trouvés dans le lieu d’exposition et ses alentours, David de Tscharner utilise le procédé de la lanterne magique pour nous donner à voir leurs éclatantes images, reflets singuliers du réel manipulé, projetées à même le mur de l’espace.

La lanterne magique réapparait au 17ème siècle sous l’impulsion d’Athanasius Kircher et de Christiaan Huygens. Cette technique permet de projeter des images peintes sur des plaques de verres, à travers un objectif, via la lumière d’une chandelle ou d’une lampe à huile. Considérée comme l’ancêtre du projecteur de diapositives et du vidéogramme, elle donne ensuite naissance à la « fantasmagorie », une forme de théâtre populaire qui utilise ce système optique pour projeter des images effrayantes comme des squelettes, des fantômes ou des démons. Méliès, Walt Disney, Ingmar Bergman ou encore Marcel Proust, nombreux sont les artistes qui ont évoqué la lanterne magique dans leurs créations. Mais en s’immisçant dans l’installation du jeune artiste suisse, nous pensons, au premier chef, aux peintures sur verre composant Laterna Magica, œuvre majeure de Sigmar Polke qui prend forme alors que sa recherche autour de l’utilisation de matériaux translucides dans la peinture est à son sommet.

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David de Tscharner, Fantasmagorie, 2016 Courtesy of the artist & Galerie Escougnou-Cetraro, Paris

En réhabilitant un procédé désuet, voire obsolète, et avec très peu de ressources (quelques fragments de choses et une très simple manipulation de la distance et de la lumière), David de Tscharner crée sa version d’une machine célibataire2.

Il nous propulse dans un univers fantastique aux dimensions oniriques où les images révélées ont à la fois la profondeur, l’éclat d’une fresque et le charme d’un autre âge des kaléidoscopes. Aussi immatérielles que des ombres chinoises, ces projections tridimensionnelles produisent une expérience sensorielle étrange, qui semble également rejouer, par une manipulation mentale et optique, certains codes de la peinture abstraite, comme si nous étions invités à imaginer un dialogue avec la série des Compositions de Vassily Kadinsky.

Pour rester à la même époque, nous pourrions tout aussi bien imaginer Fantasmagorie comme un des éléments de la mise en scène d’Impressions d’Afrique, le roman de Raymond Roussel, au théâtre Antoine en 1911, tout comme nous n’aurions aucune peine à figurer son créateur parmi les gens de cirque et les scientifiques qui peuplent l’espace littéraire d’une des singularités majeures de la littérature française. A l’instar des engins mécaniques primitifs qui créent des œuvres picturales (machine à peindre) et sonores (machine à musique) la combinaison des forces physiques et optiques exploitées par de Tscharner travaille comme des appareils à créer des objets. Fonctionnant comme des « para-sculptures » (3), en ce sens qu’elles dépassent les codes des fondamentaux sculpturaux, ces projections étranges ne semblent plus entretenir un rapport direct avec l’intention maîtrisée de leur créateur. Enfermées dans les boîtes (les fameuses lanternes), invisibles pour le spectateur, les sculptures originales sont, à l’image du cerveau de l’artiste (en le matérialisant, oserait-on dire), la matière originelle de l’œuvre en devenir, englobant une large part d’inconscient et d’incalculable dans cette manipulation à la source de l’image.

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David de Tscharner, Fantasmagorie, 2016 Courtesy of the artist & Galerie Escougnou-Cetraro, Paris

Avec Fantasmagorie, David de Tscharner utilise la lanterne magique comme la cristallisation de sa démarche artistique : les boîtes contenant les sculptures ne créent pas les images, elles ne font que les révéler à partir du réel et sans elles ces images demeureraient invisibles. Au cœur de cette expérience, le dévoilement d’un objet s’inscrit dans le souci et le désir d’un monde ré-enchanté. Transcender l’immobilisme de l’objet banal ou encore tenter de nous faire percevoir son aspect numineux (l’expérience affective du sacré), autant d’expériences qui constituent vraisemblablement la véritable quête de l’artiste. La rencontre heureuse avec l’objet, pour le chanceux qui l’expérimente, relève d’une sorte de magie. Comme chez les surréalistes, il existe un mystère de la rencontre. La disponibilité à son surgissement est nécessaire pour qu’elle s’accompagne d’une réciprocité et d’un dialogue et que s’ouvre dès lors une acceptation du trouble, une certaine forme de transformation alchimique. One Sculpture a Day (2011-2012), pour aborder une autre œuvre, nous prouve que David de Tscharner assume pleinement cette obsession. Chaque jour pendant un an, il métamorphose des objets trouvés, abandonnés ou rejetés, en des êtres mystérieux. Tels des « cadavres exquis » les sculptures s’ajoutent les unes aux autres et sont entreposées sur des étagères en bois recyclé, évoquant les réserves d’un musée merveilleux d’une apparente banalité (on ne peut échapper à l’image du pentacle d’objets qu’André Breton a voulu composer dans son appartement au 42 Rue Fontaine). Avec cette pièce importante, De Tscharner explore les notions de durée et de répétition dans le processus de création, poussant cette logique jusqu’à une forme d’exhaustion. L’artiste crée un univers opulent au sein duquel se joue une tension entre la rapidité d’exécution de chaque sculpture et l’aura particulière dont chacune d’elles est investie.

Durée, processus, animisme, ces notions sont chères à l’artiste. Il les aborde à nouveau dans Faces, performance filmée de trente minutes durant lesquelles il improvise une succession de portraits en argile. Ici, l’artiste ravive le geste merveilleux de l’enfant. En travaillant la pâte à modeler, il fait apparaître le visage d’un être artificiel et humanoïde, incapable de parole, dépourvu de libre-arbitre. C’est le mythe de Golem qui s’incarne : la matière s’offre à lui comme un chaudron d’images, d’énergie et d’électricité. La figure peine à s’y trouver et se cherche inlassablement à travers le geste du sculpteur qui traduit une danse de l’inconscient. Nul intention ne préside à la réalisation : les visages se découvrent d’eux-mêmes dans la forme, trace d’une sorte d’incantation de la figure, alors que l’artiste, précisément, s’immerge dans la matière.

Que se passerait-il donc, selon Bergson si nous étions tous artistes ? « Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. » C’est ce que nous donne à vivre David de Tscharner à travers son œuvre : en nous faisant entrevoir cette potentialité sublime, il nous donne les moyens, à tout instant, de repérer de la beauté ou de la mélodie derrière ce que le quotidien comporte d’insondable banalité voire même d’ennui profond. Spirituelle en ce sens que, comme toute œuvre véritable, elle rejoue les définitions de la beauté, Fantasmagorie convoque aussi bien l’objet que sa représentation pour en soutenir leur tension et troubler le regard émerveillé de qui les contemple.

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1 Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot » (no 833), 4 janvier 2012, 201 p.

2 M. Carrouges donne la définition du terme clé de machines célibataires inventé par Duchamp: « Contrairement aux machines réelles et à bon nombre de machines imaginaires conçues rationnellement pour une fonction précise (le Nautilus de Jules Verne), les machines célibataires sont définies à partir de Duchamp qui emploie l’expression à partir du Grand Verre. Elles se caractérisent par leur intitulé, leur caractère incompréhensible et délirant. La machine célibataire ne fait qu’adopter certaines figures mécaniques pour simuler certain effets mécaniques »

3 Dans le recueil d’essais Sculpture Unlimited, fruit du symposium du même titre organisé par la Kunst Universität de Linz, Vivian Sky Rehberg porte ses réflexion sur les notions de qui déjouent le plus adroitement les écueils de cette entreprise en resserrant leur réflexion sur les notions « para-sculpture » considérant que la sculpture ne peut plus être définie par ses médiums et techniques, par son champ référentiel ou par ses formes.

Barbara Cuglietta
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