Javier Pérez — Sur le fil

Exposition

Installations, photographie, techniques mixtes

Javier Pérez
Sur le fil

Passé : 24 octobre → 1 décembre 2013

« C’est sur ce pied que je me fonde pour produire cet écartèlement qui pose une existence. »

Jacques Lacan, Encore, 1999

Après deux expositions d’œuvres relevant d’hybridations où les substances humaines, animales et végétales se relaient et s’épousent, Javier Pérez présente ici un ensemble pensé davantage à l’aune de la culture, où les objets entrent en scène. On pourrait être surpris par ce qui apparait comme un contraste. Pour autant, le propos n’a pas changé. Javier Pérez nous avait habitués à un corpus visuel troublant, très érotique, fibreux, essentiellement organique, mais bonne part des pistes explorées ici suivent son sillon précédent. En faisant usage d’objets codifiés pour raconter les tensions affectives et les émois du corps, il ne fait que décaler vers le champ social une réflexion verticale sur l’instabilité inhérente à la vie.

Sur le fil, on marche en équilibre. Le fil de cette exposition est évidemment — visiblement — celui d’une lame, mais cette lame traverse les épaisseurs et les forces à la manière du boucher de Tchouang Tseu, qui écarte les muscles dans l’intervalle exact qui les sépare au lieu de trancher les chairs.

Cette lame menace apparemment à plusieurs titres, ceux vers qui elle est dirigée, ceux qui la regardent, ceux qui la portent ou tiennent sur elle. Mais sa récurrence dans les œuvres présentées ici révèle aussi sa possible innocuité. Si on la comprend pour la place qu’elle occupe en nous, elle indique la condition d’un rapport entre les êtres qui évite la violence, en tant qu’il la reconnaît et la prend en compte. Entre les êtres, mais également entre les êtres et les choses, entre l’être et lui-même à travers les choses.

Tous ces objets de la culture occidentale qu’on voit ici à peine modifiés, plutôt rendus à leur nature réelle par la présence de cette lame, sont des moyens d’accès des hommes à eux-mêmes, des hommes aux femmes, des femmes aux hommes. On s’approche mutuellement, on se séduit, on se touche, par le truchement de la musique et de la danse. Dûment chaussés, on se juche et on se campe, on se talonne, on s’étalonne, on se mesure. Tous ces actes du désir contiennent la possibilité d’agressions très violentes. Chacun d’eux peut devenir le moment d’une harmonie très juste. Le choix entre les deux branches de cette alternative est perpétuellement en jeu. Comme les danseurs de tango, les amants se mènent ou se malmènent au gré de leurs états. L’adresse et la précision sont la fin d’un exercice sans terme, que le piano résume ici dans plusieurs grands rôles inusuels. Habillées de lames, ses touches peuvent couper en deux, dans le sens de la longueur, la pulpe des doigts du pianiste. Cela semble presque inévitable. La performance, jamais exécutée en public, que suggère cette photographie consiste à trouver, à force de douceur, le seul toucher qui permette de ne pas se blesser. Il est physiquement possible d’appuyer jusqu’en bas chaque note, avec les doigts des deux mains, si et seulement si la pression exercée est infiniment légère.

Les cordes caressées au lieu d’être frappées ne produiront aucun son. L’autre piano est en duo, lui, avec une femme. Il finira son tour de scène scarifié, parcouru d’un inextricable dessin de stries. Il est insupportable, le crissement des pointes de la danseuse qui s’y tient debout et s’y déplace. Insupportable aussi, l’anxiété qui nous gagne à voir l’effort brutal qu’elle fournit à chaque instant pour ne pas tomber d’une hauteur aussi considérable. Les pointes de ses chaussons de danse sont prolongées de lames, tout le poids de son corps repose sur leur extrémité. Rassemblés dans un écrin insupportable de transparence, les enjeux du travail de Javier Pérez nous déséquilibrent. La boîte à musique, qui joue si on l’ouvre un nocturne de Chopin, présente les deux pieds sur lesquels la vie humaine s’avance : un chausson de satin et une chaussure orthopédique, tous deux à la pointure d’une très jeune fille. La beauté boîte. La vie se déhanche.

Éléonore Marie Espargilière
Galerie Claudine Papillon Galerie
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