Jetsam & Flotsam
Exposition
Jetsam & Flotsam
Passé : 9 juillet → 13 août 2022
Avec le soutien aux galeries / exposition du Centre national des arts plastiques.
Cher Yue,
J’espère que tu vas bien depuis notre dernier échange. De mon côté, le retour à Paris, et le retour du frais (qui, j’espère, durera un peu), m’ont fait le plus grand bien. La chaleur me grille littéralement les neurones.
Pardonne-moi d’avoir autant tardé à t’envoyer ce texte. Tu ne le sais pas forcément mais il s’avère que je suis lent dans l’écriture. J’ai besoin de m’y prendre à de nombreuses reprises avant de trouver ce qui me semble être la bonne entrée, le bon axe par lequel on va pouvoir considérer les choses depuis une position qui ne soit ni écrasante pour le travail, ni austère par rapport aux lecteur·ice·s — il va sans dire que je ne la trouve pas toujours, cette juste position… Je m’efforce malgré tout de plus en plus à ne pas suivre une forme générique, mais à faire en fonction de ce que la proposition m’inspire, ou cherche à mes yeux à susciter.
Dans le cas présent, j’ai donc décidé de t’écrire une lettre. D’un style particulier, j’en conviens, puisqu’il ne s’agit pas d’une lettre dont tu serais le seul destinataire, mais de quelques réflexions qui te sont publiquement adressées par cet intermédiaire (je n’invente rien, ce sont des choses qui se font parfois, tu le sais bien). Mais pourquoi cette forme plutôt qu’une autre me diras-tu? J’aimerais répondre que c’est l’imaginaire de la traversée maritime, que tu convoques à différents endroits dans cette exposition, qui m’engage à adopter le style de la correspondance ; mais je ne suis pas si sûr que cette parabole romantique (vaguement romantique, d’accord) m’intéresse beaucoup à vrai dire. Disons plutôt que j’y vois une manière de prolonger l’échange autour des pièces montrées dans la galerie : de faire durer l’écho des questions que tu poses en introduisant d’autres remarques, en retour.
Je ne sais pas si c’est clair ? Prenons l’exemple de ce titre, que tu m’as expliqué lors de notre dernière discussion. Évidemment, je ne connaissais aucun des termes marins qui le constitue et même la référence aux deux vilaines murènes de La Petite Sirène n’a pas su faire sonner de cloches en moi — comme on le dit, dans une autre langue, au pays de Walt Disney. Tu m’as donc appris (et je prends le relai pour, j’imagine, divulguer l’information à celles et ceux qui lisent désormais ces lignes) que chacun de ces mots désigne un type bien spécifique de déchets. Le premier, flotsam_, doit son nom au verbe français « flotter », et sert à qualifier des objets remontés à la surface de l’eau après un accident ou le naufrage d’un bateau. Ce sont des objets qui sont passés par dessus bord sans qu’il y ait d’_intention initiale à ce que cela arrive. La nuance est essentielle puisque jetsam indique, au contraire, que les objets ont été délibérément balancés en mer (« jetés », on voit que le radical est resté) afin, par exemple, de tenter d’alléger le poids d’un navire endommagé. Si elle est essentielle, cette nuance, c’est que du point de vue du droit, ce n’est pas du tout la même affaire. Figure-toi que les flotsam, entendus comme restes d’accidents, peuvent être réclamés par les propriétaires du bateau après qu’ils aient été repêchés par des tiers ; les jetsam, dont l’équipage s’est volontairement débarrassé pour tenter de sauver l’embarcation, appartiendront, eux, aux personnes qui les sortent de l’eau (si tant est qu’elles le souhaitent, bien sûr). Je me suis demandé si tu avais connaissance de ce point particulier et, le cas échéant, si l’exposition était elle aussi peuplée d’objets qui appartiennent, selon toi, aux catégories flotsam et jetsam ? (J’ai pensé aussi que si le droit marin s’appliquait hors de l’eau, ce serait la fin du capitalisme, et le début de quelque chose qui ne serait certainement pas beaucoup plus réjouissant — mais je bifurque.)
Cela sous-entendrait, en tout cas, que certaines pièces sont ici comme échouées si vraiment flotsam il y a. Personnellement je dois te l’avouer, je n’y crois pas trop à cette histoire. Je pense qu’il y a une forme d’honnêteté dans ton travail qui ne permet pas ce genre de gymnastique : on ne fera en effet croire à personne que tout ou partie de ce qui est là est le résultat d’un heureux drame aquatique dont la galerie aurait écopé. Pour autant (et arrête-moi tout de suite si je me trompe) je n’ai pas plus l’impression qu’il s’agisse pour toi de t’en référer à ces concepts pour former un décor. La petite maquette à l’entrée nous le fait bien comprendre : ici l’espace est construit, matériellement et symboliquement, et s’il s’agit tout de même d’un décor, celui-ci n’est pas tant formé par les œuvres que par le lieu qui les reçoit.
Ce que je crois, en réalité, c’est que le lieu (disons plus largement : l’espace d’exposition) te permet de mettre en exergue certaines situations qui, sans cela, passeraient pour le moins inaperçues. C’est en effet autre chose d’entreposer ses emballages vides dans un espace immaculé, pensé pour l’accueil d’objets a priori précieux, que dans la poubelle jaune du recyclage. Il faut bien admettre que cela leur offre un certain relief. Cependant, si c’est une « transfiguration du banal », comme le proposait Danto, celle-ci nous révèle moins les qualités intrinsèques de ces rebuts que les courants qu’ils ont suivi pour arriver jusqu’ici (je file la métaphore marine) et ce vers quoi ils peuvent dériver. Ainsi ce titre donné à l’exposition me paraît-il aussi révéler ce qui, hors de l’espace dédié à la monstration des propositions que tu crées, relève de choix et de non-choix, ou d’accidents : une manière de faire de l’art qui ne se pense pas tellement dans l’espace reclus de l’atelier mais, plus fidèlement à ce qui constitue n’importe quelle activité quotidienne, à partir d’étant-donnés dont de nombreux paramètres nous échappent.
J’aimerais, avant de finir, en revenir à cette notion de croyance, à peine effleurée plus haut lorsqu’il fut question de « transfiguration ». Pour ma part, en me remémorant quelques propositions précédentes (celle qui a consisté à voler un vœu, c’est à dire une pièce, dans la fontaine de Trevi par exemple, ou à remplacer le citron d’un supermarché Carrefour par celui d’un Monoprix), j’ai le sentiment qu’elle occupe une place tout à fait centrale dans ta pratique. Évacuons tout de suite la dimension religieuse du terme pour lui faire valoir un système de pensée, consistant à prêter un pouvoir particulier à une chose qui, dans le cas de ton travail, est souvent parfaitement ordinaire. Cette croyance, tu vas alternativement (et parfois simultanément) nous en affirmer le caractère factice autant que la dimension quasi sacrée. C’est à nouveau cette notion que tu interroges, au sous-sol, avec ta collection d’objets imparfaits dont tu évalues précisément les malfaçons, jusqu’à te mettre en quête du parfait aboutissement. La croyance en une production industrielle parfaitement conforme à l’idéal qu’elle propose se heurte ici à la logique de flux, qui fait que chaque objet sorti d’usine se retrouvera nécessairement dans les rayons des magasins. Il faut se réjouir, et je pense que tu seras d’accord avec moi, que des lieux d’art puissent permettre de rendre visible cette promesse rompue — et que cette défaillance, parce qu’elle ne se situe justement pas dans le cours habituel des choses, soit la raison unique de leur plus-value en tant qu’œuvres. On saisit à nouveau le double mouvement il me semble.
Je m’arrête là. Libre à toi bien sûr d’apporter toutes les corrections qui te paraitront utiles. D’ici là, je te souhaite une excellente préparation. On se retrouve très vite.
Bien à toi,
Franck
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Vernissage Samedi 9 juillet 2022 18:00 → 21:00
Cher Yue,
J’espère que tu vas bien depuis notre dernier échange. De mon côté, le retour à Paris, et le retour du frais (qui, j’espère, durera un peu), m’ont fait le plus grand bien. La chaleur me grille littéralement les neurones…
Horaires
Du mardi au samedi de 14h à 19h
Et sur rendez-vous
L’artiste
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Yue Yuan