Joël Andrianomearisoa — Litanie des Horizons obscurs
Exposition
Joël Andrianomearisoa
Litanie des Horizons obscurs
Passé : 2 → 22 septembre 2023
Joël Andrianomearisoa appréhende avec la même clairvoyance un volume, une saveur, un sentiment ou un geste. Pour reprendre sa propre métaphore culinaire : « Je suis guidé par de grands principes, mais la recette ne m’intéresse pas. » Il ne se laisse dominer ni par la règle ni par la classification, se fiant à ses intuitions — mais aussi aux vibrations du monde tel le sismographe. Dans un chromatisme a priori minimaliste, sa démarche s’attache à révéler le potentiel poétique des choses et des objets « dérisoires portant la noblesse du quotidien1 ».
Mais loin de s’enticher uniquement des objets pour leur aura dans le monde contemporain, Joël, qui collabore depuis près de vingt-cinq ans avec des artisans chevronnés, est un passionné des savoir-faire et techniques traditionnels. De sa ville natale, Antananarivo, à Aubusson en passant par Udaipur, il se plaît à laisser son geste d’artiste ployer sous l’influence de celui de l’artisan. L’admiration qu’il voue à ces détenteurs de recettes artisanales miraculeuses (plus qu’à la recette elle-même) est à la hauteur de leur engagement physique, leur rigueur technique et un certain culte du détail — autant de vertus que Joël a faites siennes. Il aime raconter les « heureux accidents qui surviennent de temps en temps » ; s’amuser d’un résultat qui a perdu tout lien avec le projet initial, mais dont le cheminement, détourné, a mené vers de nouvelles hypothèses de travail. Sans croire à la magie de l’aléatoire ni chercher à échapper aux grands rythmes cosmogoniques qui régissent la vie de la matière, de la terre et de ses dépositaires. Ce qui le fascine le plus, c’est l’intransigeance de l’artisan envers certains principes, et au fond, l’exquise sophistication recelée dans le moindre de ses ouvrages. N’est-ce pas Walter Gropius lui-même qui, dans le manifeste du Bauhaus d’avril 1919, considère l’artiste tout au plus comme un « artisan inspiré » ? Entre Madagascar où il grandit et la France où il fait ses classes d’architecture avant d’y élire domicile — où il passe rarement plus de six jours consécutifs, Joël sillonnant le globe à la rencontre de nouveaux complices.
Lors d’une résidence de recherche au Maroc en 2021, Joël fait la rencontre d’artisans auprès desquels il (re)découvrira des formes, des motifs et des matériaux par-delà les étals touristiques qui sont devenus prédominants. Il soumet son trait énergique à la rigueur de la broderie, confronte ses mots à l’incandescence de la céramique mais son plus grand défi reposera sans doute sur une discipline qui lui est pourtant familière : la vannerie. Lorsque Joël entre pour la première fois dans l’atelier de Yassine El Harda à Marrakech, il examine, palpe, manie, effile, soupèse… apprivoisant la matière qu’il entend plier à son désir. « C’est le Maroc qui m’a replacé dans mon rapport à la main », confesse-t-il. Il se décide alors à risquer son geste à l’enchevêtrement de fibres végétales et textiles.
L’exposition Litanie des horizons obscurs présentée dans le front space de la galerie Almine Rech émerge de la convergence entre un savoir-faire ancestral2 et une technique de tissage apparue dans les contrées rurales du Maroc dans les années 1960, consistant à créer des tapis à partir de textiles usagés3. Habituellement nouées, les étoffes recyclées se trouvent ici torsadées puis agencées en une série de panneaux aux dimensions strictement identiques, comme un hommage à la répétition d’un geste séculaire. Des nuances inédites s’invitent dans la composition : cotons ocre, jersey argentés et viscoses mordorés viennent s’entrelacer dans les monochromes — blancs ou noirs — emblématiques du travail de l’artiste, pour déployer une variation cinétique en neuf temps.
Une nouvelle fois, Joël confronte la main créatrice. Au défi de l’échelle, qui mobilise une quantité de matière considérable et peu habituelle pour un tel ouvrage, s’ajoute la complexité de la synchronisation d’une production contrainte aux lois physiques. De multiples expérimentations semées d’incertitudes rythment les centaines d’heures d‘ouvrage, mais jamais la structure n’est remise en question. L’artiste préserve avec évidence l’architecture générale du projet, la conviction profonde d’un rapport à l’espace qu’il doit sans doute à sa formation première. Il laisse en revanche triompher l’humeur de la main de l’Autre et prend plaisir à la communion d’un processus créatif à voix multiples. Dans une exploration conjointe, Joël Andrianomearisoa et l’atelier de Yassine El Harada parviennent à faire coexister fragilité et rigueur, liberté et précision en rappelant que « la main qui gifle»4 est aussi celle « qui caresse » pour défier ensemble les frontières subtiles qui transcendent les dualités 5.
Au cœur de l’exposition, comme une rupture dans la déambulation des panneaux rigides, se dresse un patchwork monumental vaporeux réalisé dans une palette voisine de la série de vanneries. Une proximité chromatique qui renvoie aux allers-retours entre Marrakech et Antananarivo dont la constance a rythmé les deux dernières années de production de l’artiste. La pièce monumentale puise sa matière à Madagascar à la faveur de textiles industriels ayant vocation à l’exportation, interceptés durant les phases de test de leur fabrication. Des imprimés imparfaits, comme pour rappeler que les égarements nous constituent. Des textures multiples pour évoquer la puissante métaphore du patchwork de nos récits individuels, caractéristique de la littérature de Toni Morrison.
Les explorations audacieuses de Joël Andrianomearisoa transcendent les géographies et les classifications artistiques. Au-delà de toute formule admise sur les liens artiste/artisan, Joël se vit comme celui qui, à travers l’art, sculpte sa propre vie. L’exposition Litanie des horizons obscurs fait dialoguer l’ancestral et l’industriel, dans un canon à plusieurs voix, offrant un voyage incessant entre l’art et l’artisanat pour souligner la puissance de leur symbiose. Les œuvres condensent le rapport de l’artiste à l’architecture, à la poétique du geste et la passion de l’ouvrage. Telle une variation, l’exposition révèle la capacité de transformation de la trame artistique nouée par Joël ; via différents procédés formels qui touchent, séparément ou simultanément, à la matière, au texte, au chromatisme — et qui cultivent la limite sensible entre le déchiffrable et le discernable.
Meriem Berrada, Directrice artistique du MACAAL et commissaire de l’exposition Our Land Just Like a Dream
1 SENTIMENTALS PRODUCTS est une série d’objets conceptuels créés en 2010 par l’artiste mêlant l’art, le design et la mode : une réflexion autour du statut des œuvres d’art comme moyen de communication et leur signification.
2 Technique traditionnelle de tressage de palmier séché (en arabe : Doum)
3 Boucharouite : de l’arabe « morceaux de chiffons », procédé de fabrication de tapis (noué) créé par des femmes au revenu modeste à partir de tissus usagés, de fil de laine, de nylon etc. aujourd’hui étendu à toutes sortes de textiles d’ameublement
4 Extraits du texte de l’œuvre ET SI LA MAIN ÉTAIT L’HISTOIRE, Joël Andrianomearisoa-Clotilde Courau, 2022
5 ITALO CALVINO, Les villes invisibles, Seuil, 1974. 188 p