Jorge Galindo — Folies de Humedad
Exposition
Jorge Galindo
Folies de Humedad
Passé : 15 avril → 3 juin 2023
Dès l’origine de son parcours à la fin des années 1980, l’artiste espagnol Jorge Galindo a cherché à faire de la peinture un champ d’expression expérimental. Cet aspect est central dans l’ensemble de son œuvre, tout comme il est fondamental pour d’autres artistes majeurs aujourd’hui — on pense à Ray Smith ou encore Julian Schnabel, chez qui on assiste tout autant à une libération de forces expressives issues d’une nouvelle lecture de l’acte même de peindre.
On pourrait dire qu’à cet égard, le travail de ces artistes a su libérer la peinture d’une grande partie de ses significations historiques antérieures — l’obligation de représenter la réalité, l’interrogation greenbergienne sur la permanence à la surface du médium, les formes de ce que l’on pourrait appeler l’abstraction conceptuelle (post-picturale) portée par Frank Stella, et bien d’autres — en donnant un sens nouveau à ce domaine expérimental, différent du modèle historique que lui avait légué un modernisme qui, tout au long du 20e siècle, est resté un moyen d’expression doté de ses propres protocoles limités.
Cette nouvelle appréhension de la peinture apparait désormais comme un acte libéré de toute contrainte formelle et conceptuelle du passé, réalisé dans un domaine d’expérimentation pure où toutes les approximations deviennent non seulement possibles, mais aussi souhaitables et nécessaires pour permettre à la peinture de se développer librement, de se réinventer sans cesse.
Alors en quoi consiste ce nouveau champ expérimental ainsi ouvert à la pratique de la peinture ? J’évoquais, à propos de l’œuvre de l’artiste, une sorte de rapport fondamental entre sa peinture et la tauromachie, pour reprendre le terme cher au poète et ethnologue français Michel Leiris dans sa défense d’une pratique non-canonique de la littérature. J’ai invoqué la définition de Leiris pour décrire la dimension quasi-vertigineuse que le travail de l’artiste révèle dès le début, comme s’il saignait lui-même, en explorant non seulement les sensations et expressions pures mais aussi les élans d’une créativité qui frôle le désespoir.
Galindo fait partie de ces artistes qui — dans le sillage d’une riche tradition qui remonte en fait à Goya — ont appris à puiser dans la rue une énergie qui génère directement — avec une fougue presque incontrôlable — une peinture faite d’impulsions, d’éléments visuels, d’idées, de forces et d’intensités qui nous mettent brutalement face à l’ampleur imprévue de l’accident. Chez lui, de fait, le sens de l’expérimentation et du risque est si intense et prompte à relever les défis qu’à chaque geste, les tableaux s’exposent à la possibilité de leur propre échec, de leurs accidents, voire de leur impossibilité.
Il entreprend donc de peindre avec l’assurance d’un torero averti qui sait qu’il peut faire confiance à la dextérité de sa faena1, tout en sachant qu’il sera toujours et à chaque fois confronté au danger de sa propre déchéance en tant qu’artiste. Cette tradition de rue, qui prétend accepter l’ampleur imprévue de l’accident, implique une capacité à se lancer dans l’acte créatif et, plus précisément, à affronter la toile, le carton ou le papier, quelle qu’en soit l’échelle. Avec pour seule arme une intuition générale, il se confronte à la surface vierge, blanche, toujours prêt à y projeter une sorte de libération inconsciente d’énergie matérialisée dans son geste et, à bien des égards, semblable à celle qui anime les musiciens de jazz dans leurs moments d’improvisation.
De fait, l’œuvre de Galindo n’est pas sans rappeler le fameux paradoxe mis en lumière par Balzac, dont le personnage central est la figure de Frenhofer. Dans sa recherche incessante du point d’appui le plus extrême, il court toujours le risque de sombrer dans ce qui relève déjà de l’ordre du chaotique. Si grande est la liberté qu’il s’accorde — en laissant derrière lui toute méthode, toute norme, tout point d’appui — que son exploration devient de plus en plus solitaire et singulière. Tel un funambule évoluant sur une corde raide, ténue, étroite, parfois presque imperceptible et qui menace constamment de le précipiter dans l’abîme, l’art de Galindo flirte dangereusement avec le point de bascule, avec l’instant de son propre échec, comme s’il atteignait le bord du précipice où il pourrait se perdre ou, plus simplement, l’horizon destructeur du chaos.
C’est précisément cette dimension très rare du happening qui rend l’œuvre de Galindo véritablement éblouissante et qui lui confère son caractère fébrile, nerveux, urgent, et tellement difficile à décrire. Face à elle, notre expérience se fait pure intensité où le langage lui-même est suspendu : comment parler d’une sensation ? Chaque tableau exige ainsi, de la part de l’artiste, une relation intense et active avec son propre corps, de nature essentiellement performative.
Le geste, le rapport à la surface comme tout, la médiation constituée par la charge du corps sur la surface du tableau… tout indique un acte d’une dimension performative qui, en soi, est impossible à répliquer. L’approche de la peinture et du mouvement intérieur de la peinture, le poids et la force, la vitesse et l’intensité dont l’artiste emplit chaque geste de son exécution rapide — ou encore la suspension intuitive de ce même geste à un moment donné, pour éviter à l’œuvre les affres d’un excès qui la ferait tomber dans une zone chaotique — tout cela exige de l’artiste le même état mental, physique, la même concentration spirituelle que l’on attend d’un performeur.
Bernardo Pinto de Almeida
1 la faena, que l’on pourrait traduire littéralement par tâche ou travail, est le troisième acte de la corrida proprement dite, lorsque le torero agite un leurre en tissu rouge (la muleta) en préparation de l’estocade.
L’artiste
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Jorge Galindo