Karishma D’Souza — Anna Bella Geiger
Exposition
Karishma D’Souza — Anna Bella Geiger
Passé : 4 mai → 17 juin 2023
Notre nouvelle exposition ouvre un espace de dialogue entre deux artistes : Anna Bella Geiger et Karishma D’Souza. Bien que les deux appartiennent à des générations et des géographies différentes, leurs systèmes poétiques se chevauchent à bien des égards.
Elles partagent, par exemple, l’obsession pour les territoires et les cartes, qu’il s’agisse de cartographies contemporaines ou d’anciennes mappa mundi, et entendent la carte à la fois comme une représentation d’un territoire ou d’un globe, et comme un acte conceptuel, celui de “cartographier de nouvelles significations”. Leurs pratiques sont aussi liées à l’idée de storytelling, ne cherchant pas seulement à déstabiliser un récit établi, mais aussi à rassembler, archiver et abriter différents points de vue et narrations dans un “panier” de l’histoire — et de la fiction.
Cette conception de la fiction vue comme un réceptacle des récits non-héroïques et non-linéaires, issue de l’essai d’Ursula Le Guin “La théorie de la fiction-panier” (“The Carrier Bag Theory of Fiction”) écrit en 1986, semble résonner profondément dans les univers des deux artistes. Tout comme Le Guin, Anna Bella Geiger et Karishma D’Souza souhaitent incarner, à leur manière, une alternative à “un mode d’être linéaire et progressif de la flèche (tueuse) du Temps” dont la langue est celle de l’épée plutôt que de la paix. De même, elles convoquent une multiplicité de voix et de visions dans leurs systèmes de pensée — pour remettre en question les choses, les structures et les façons d’être.
Anna Bella Geiger, fille d’immigrés polonais, née à Rio en 1933, a connu des années politiques sombres et compliquées, marquées par la dictature et la censure. Il n’est donc pas étonnant que sa stratégie principale ait été celle d’un détournement ironique, comme il n’est pas étonnant qu’elle se soit intéressée au concept d’identité(s), passé d’ailleurs au pluriel, grâce, en partie, à ses origines doubles, voire triples, si on se souvient de son ascendance juive qui a poussé sa famille à immigrer, la rendant pour toujours ‘étrangère’ dans son propre pays. De même, on peut comprendre son intérêt pour la relation dichotomique entre la périphérie et le centre, renforcée artificiellement par les jeux géopolitiques. Prônant des idées de diversité et de multiplicité par opposition à l’uniformité et l’homogénéité d’un système autoritaire, elle a toujours cherché à faire un pas de côté, à contourner des interdits et des obstacles, en s’inventant de nouveaux chemins labyrinthiques, où personne n’a su la suivre, car, inimitable, elle restait en dehors des mouvements et des groupes artistiques. De même, elle a expérimenté — et continue à le faire — de nombreux médiums, alternant la photographie, l’impression / la photocopie et le collage, avec la peinture et la sculpture. En passant d’une technique à une autre, qu’elle combine et entremêle, elle remet en question leurs limites mêmes, ou leurs “frontières”, comme elle remet en question les frontières tout court, qu’elles soient politiques ou mentales, pour les transgresser et les redéfinir. Rien n’est rigide dans son système de pensée, tout change, se compose et se recompose, en multipliant les strates, les couches et les formes, pour fabriquer toute une cartographie de nouveaux sens.
Un élément graphique en particulier — une carte — est devenu pour elle un véritable sujet de prédilection, mais aussi un axe tant sur le plan conceptuel, voire métaphorique (car même durant
sa période viscérale, elle dessinait des espaces intérieurs — et donc des cartographies — du corps humain), que dans sa technique. Anna Bella Geiger traite la carte comme un matériau : une sorte de materia prima. De même, elle superpose ses cartes et les pages des atlas, elle les découpe, y ajoute des lettres ou dessine dessus. Elle s’en sert comme on peut se servir d’une pâte à modeler ou à gâteau, qu’on manie et manipule afin de la rendre assez souple et pouvoir en faire quelque chose. Ce sont d’ailleurs les moules à gâteaux qu’on voit se transformer en frontières dans sa série de sculptures Borderlines. On passe alors du langage privé et intime de la cuisine vers celui plus ‘officiel’ de l’espace public, avec cette idée en marge que les deux sont politiques, comme tout corps ou tout choix l’est, même l’acte de faire des gâteaux, sachant que les gestes les plus anodins et quotidiens peuvent vite devenir impossibles si le régime en place en décide ainsi. Les cartographies des pays rejoignent celles des corps par des liens d’interdépendance et de corrélation, rapprochant géographie et anatomie, car le corps, qu’il soit social ou individuel, physique ou politique, peut être torturé et tordu — il peut “saigner”. Ses peintures “douces” (soft paintings) et ses broderies offrent également une sorte d’échappatoire à la pensée moderniste, découvrant des solutions incongrues et des voies “indigènes” qui nous permettent d’échapper à la rigidité d’une structure ou d’un système, nous orientant vers une vision fragmentaire et, par ailleurs, moins dogmatique.
Née en 1983 à Mumbai et donc 50 ans plus tard et à des milliers de kilomètres d’Anna Bella Geiger, Karishma D’Souza entrelace, elle aussi, les dimensions politiques et poétiques, parfois ouvertement, plus souvent de façon allusive et cryptée. Ses peintures et dessins sont tissés de signes et de symboles, de sorte que chaque objet, chaque motif, chaque tourbillon de formes et de couleurs est enveloppé de plusieurs significations. Prises dans un filet complexe de références cachées, tout comme un globe est pris dans un réseau invisible de parallèles et de méridiens, ses œuvres cherchent à capturer les fragments du réel, pour pouvoir en garder une trace, un témoignage, recueillant des histoires et des expériences diverses et en particulier celles qui ont été réduites au silence ou passées inaperçues. Ainsi, elles essayent de rendre l’invisible visible, de renverser l’ordre des choses, en y apportant un peu de justice. Justice poétique, pour commencer.
Ces “fragments” du réel s’enracinent souvent dans la situation politique en Inde, qu’il s’agisse du système hindou de castes, des méthodes oppressives de la culture dominante, ou encore des crises écologiques et économiques, aboutissant à la destruction des forêts et à l’éviction des populations indigènes des terres qu’elles ont cultivées depuis des générations et des siècles… Parfois, ils renvoient à l’histoire personnelle de l’artiste, notamment à son départ vers le Portugal, l’obligeant à trouver un moyen d’habiter, d’englober deux parties du monde, deux foyers, deux histoires différentes mais proches ; de réfléchir à cette double expérience aussi, vacillante entre deux mondes. Tous ces voyages physiques et mentaux ont suscité un changement important dans sa vision, un acte de revalorisation. En effet, il est parfois nécessaire de prendre du recul et d’aller ailleurs pour voir véritablement le lieu que l’on a laissé derrière soi (tout comme chez T.S. Eliot : “d’atteindre l’endroit d’où nous étions partis / et pour la première fois de le reconnaître”).
Horaires
Du mardi au vendredi de 11h à 13h et de 14h à 19h
Les samedis de 10h à 19h
Les artistes
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Anna Bella Geiger
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Karishma D'souza