Kay — Del Coño Sur
Exposition
Kay
Del Coño Sur
Passé : 24 février → 4 mai 2024
Pour nombre de nos congénères européens, la forêt amazonienne est encore la « forêt vierge » : dans un imaginaire occidental largement dominé par des considérations obsolètes, l’Amazonie est une vaste réserve d’animaux sauvages, le poumon vert de la planète que les assauts répétés des industries agricole et forestière n’ont pas encore complètement ravagée.
C’est oublier que le Pérou, dont la superficie est à 60 % recouvert de cette dense couverture végétale, à l’instar de la plupart de ces pays d’Amérique du Sud, comme la Bolivie, l’Équateur, et bien sûr, le Brésil, est habité depuis des siècles par des peuples autochtones, bien avant que les conquistadors ne s’emparent des richesses de ces pays et qu’ils n’enfouissent les mythes ancestraux sous la chape de plomb d’un christianisme intransigeant. C’est aussi oublier que pareillement à l’Indochine, des pays comme le Pérou et le Brésil furent le lieu d’une exploitation intensive de l’or puis de l’hévéa lorsque l’industrie automobile commença à se développer et à réclamer ses cargaisons de caoutchouc. Une exploitation des ressources qui s’est soldée par de nombreuses exactions, massacres divers, déplacements massifs des peuples amazoniens et s’est prolongé jusque dans son histoire récente puisque ces peuples continuent, en 2024, sinon à être persécutés, du moins fortement ségrégués dans un pays où les inégalités demeurent extrêmement criantes.
Kay Zevallos Villegas comme nombre de ses compatriotes est issue des multiples métissages qui ont jalonné l’histoire de la population péruvienne. Elle a grandi à Iquitos, cité qui a connu un boom économique au début du XXe siècle, se donnant des allures de ville européenne. Iquitos, comme le rappelle Wikipédia, s’avère la plus grande agglomération au monde à ne pas être reliée par la route… Cela en dit long sur sa situation géographique au cœur de l’Amazonie, entourée par les bras du fleuve éponyme, autant que par les peuples autochtones qui habitent ses rives. De nombreuses vagues d’immigration, majoritairement des Européens attirés par cette « fièvre du caoutchouc », sont venus l’alimenter en se mêlant à la population amazonienne pour en faire une ville plurielle.
On imagine le palimpseste culturel d’une cité où, malgré la domination d’un christianisme toujours bien présent, ont affleuré les récits cosmologiques des peuples amazoniens. Pour KAY, ces derniers sont essentiels, entretenant des liens indissociables avec la nature environnante, ce sont eux qui ont imprégné son imaginaire mais aussi ses questionnements. Parmi les mythes du peuple Bora, qui ont particulièrement affecté l’enfance de l’artiste, le rapport avec la Lune, est essentiel, renvoyant aux cycles biologiques de la femme, à ses fluides, à ses orifices. De la même manière, les animaux occupent une place prépondérante, endossant pour la plupart des récits qui les relient à un grand tout cosmologique, des récits parfois revisités par les péruviens, comme celle du « Bufeo Colorado », le dauphin rose, jadis considéré comme un animal sacré se transformant en homme la nuit pour visiter les femmes, mais qui au fil du temps a pris les traits du « gringo » en lui attribuant au passage la paternité d’enfants à l’ascendance inconnue.
La tortue (charapa), est souvent associée, dans cet imaginaire commun aux peuples amazoniens, à la fertilité ; la « charapa caliente » est le terme utilisé pour désigner les femmes de l’Amazonie urbaine, censées être les plus ardentes. Dans l’esprit de l’artiste, il s’agit d’aller plus loin qu’une simple représentation pour littéralement fusionner avec le mythe originel. Animal emblématique de son panthéon, la charapa sera installée en hauteur dans l’espace de l’exposition, rappelant la forme d’une crucifixion, elle sera aussi évoquée à travers un film spécialement réalisé pour l’exposition.
L’écoféminisme de l’artiste vient de loin, il est doublement revendicatif, de son profond enracinement dans les cultures « païennes » mais aussi de la dénonciation de l’image déformée de la femme amazonienne : dans les représentations caricaturales qui ont commencé à circuler dès l’essor de l’industrialisation du pays et qui perdurent dans le paysage des enseignes lumineuses notamment, cette dernière est hypersexualisée, comme si elle ne pouvait accéder à l’humanité qu’à travers le filtre d’une libido extravagante. Elle est souvent dépeinte dans une hybridation improbable qui la dénude presque entièrement tout en l’affublant de chaussures à talons… Plutôt que de refouler cette représentation, KAY s’empare de cette dernière — poursuivant en cela le mouvement d’appropriation des femmes amazoniennes de leur propre image et de leur propre sexualité — à travers une installation « vivante » et allégorique qui prendra tout l’espace du centre d’art.
Une performance aux allures initiatiques viendra scander le vernissage, dans laquelle l’artiste muera, changeant de peau pour s’imprégner de l’environnement nocturne de la ville amazonienne, déplaçant les œuvres pour transformer l’espace du centre d’art. Quant à la multiplication des chaussures en cire que l’artiste aura disposées dans une configuration cyclique, là encore très codée, elle est destinée à dépasser ce symbole de l’érotisation de la femme pour transcender le fétichisme associé à l’objet et affirmer le caractère cosmique de la sexualité féminine. Selon sa note d’intention, l’artiste entend agir de manière scientifique, en anthropologue de sa propre appartenance à la population d’une ville métisse et plurielle dont elle est une parfaite représentante.
Patrice Joly