Laura Lamiel — Ursule
Exposition
Laura Lamiel
Ursule
Passé : 15 octobre → 22 décembre 2023
En plus de dix ans de collaboration avec Laura Lamiel, je suis passée par de nombreuses hypothèses concernant le rapport de son travail avec l’Histoire de l’art. Je l’ai tour à tour associée à un minimalisme excentrique ou à un tropicalisme plastique importé en Europe, tant ses voyages au Brésil semblaient avoir déterminé sa pratique de ces vingt dernières années. Mais je crois que mon approche théorique mettait de côté mon expérience physique et psychique de l’œuvre et en manquait ainsi l’objet essentiel : l’expérience du désir.
« Est-ce que c’est ça, l’art ? Etre touché en croyant que ce que l’on ressent nous appartient, alors qu’en fin de compte, c’est quelqu’un d’autre qui, par son désir, nous atteint ? » Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, Folio Gallimard, p. 251
Lors de sa récente exposition personnelle au Palais de Tokyo (« Vous les entendez ? », 16.06 — 10.09.23), la traversée du sous-sol du centre d’art où se déployaient sol de verre brisé, plage de livres peints en rouge, collection de gants de travail ou « cellules » en miroir espion se soldait par une impasse formée par trois cimaises, qui abritaient parmi les dessins de la série Territoires intimes (2018-), trois « baisers » réalisés à l’encre de chine rouge diluée et à la mine de plomb. Ces dessins de taille modeste décrivent au plus près ce que l’on peut ressentir lors d’un baiser sur les lèvres quand il est la prémisse ou le point d’orgue de l’union des corps : une sensation de dissolution de l’individu, de fusion entre deux êtres qui étaient quelques secondes auparavant deux personnes isolées. Finir l’exposition du Palais de Tokyo par ces représentations de la sensation physique provoquée par le désir est pour moi de l’ordre du ‘statement’ artistique. Et c’est ainsi que je considère aujourd’hui la nouvelle proposition de l’artiste pour la galerie.
Inspirée par la figure de Sainte-Ursule dans le cycle de Carpaccio conservé à l’Accademia de Venise et particulièrement du Songe de Sainte-Ursule (1495-1500) qui représente la sainte endormie au bord d’un grand lit dans une chambre comportant de nombreux cadres (de lit, de portes, de fenêtres) tandis qu’un ange vient lui annoncer son martyr, l’exposition met en exergue l’expérience du désir et son rapport à la figure du double. Le monumental casier métallique de l’installation Rien n’est à faire, tout est à défaire (2023) contenant linge compressé sur les trois quarts de son volume et laissé vide en partie, exprime une tension entre une pulsion réprimée menaçant de s’extraire à tout moment de son carcan structurel et une phase plus calme où reposent, clairsemés, quelques objets rescapés du chaos que leur libération des plis semble avoir causé.
L’installation Ursule : figure 2 (2022-2023) répertoire de formes vu à travers un verre translucide sali par une pluie blanche de blanc de Meudon dilué fait étale des instruments de l’artiste (plumes en métal aiguisées, pinceaux alignés comme pour servir d’armes de défense) qui apparaissent, en regard de la compression précédente, comme les vecteurs de la libération du désir.
La technique des grandes peintures sous-verre exposées avec les installations oppose leur liquidité et leur rouge éclatant et profond au métal et à l’acier émaillé. Ces peintures forment pour moi plus qu’une image, elles rappellent une sensation physique profonde de ce qui circule en nous de l’ordre de l’invisible et du quasi-indicible : désir et pulsion de vie, énergie libidinale créatrice.
Le double hante le travail de l’artiste, non seulement dans les reflets infinis de l’intérieur des cellules en miroir espion montrées récemment au Palais de Tokyo (Les Yeux de W, 2019-2023), mais aussi dans les portraits que contient une bibliothèque, montrée pour la première fois à la galerie et qui révèle les images qui accompagnent Laura quotidiennement à l’atelier. Si la photographie d’un homme avalant de la fumée soufflée à travers un mur par son co-détenu, extraite de Chant d’amour de Jean Genet, évoque immanquablement l’objet du désir dans la geôle voisine, le regard perçant de Giacinto Scelsi, compositeur italien précurseur de la musique minimale, est plus mystérieux. Pourtant, les deux yeux qui semblent traverser l’image se retrouvent partout dans le travail de dessin de Laura Lamiel, comme un lieu de fixation double, moins miroir de l’âme que miroir d’un désir toujours présent. La photographie de deux Japonaises allongées l’une derrière l’autre à la fin du 19ème siècle fait écho à la position de Sainte-Ursule sur son lit et permet de noter que Carpaccio a laissé dans la représentation de la sainte, une place inoccupée derrière elle. Comme un lieu de projection pour le désir de l’artiste qui nous suit dans l’exposition et nous ramène à notre propre expérience.
« Dans ces espaces fortement structurés, la présence de ces fragments mémoriels témoignant d’autres lieux, et d’autres temps, construit le présent de l’expérience esthétique. Le spectateur y voit ce que ses yeux lui ont appris à voir, ce qui ramène dans la perception et la compréhension de l’œuvre, des pans entiers de son propre vécu. »
Jacques Leenhardt, « Laura Lamiel chez Carpaccio », texte écrit à l’occasion de la participation de l’artiste à « L’art dans les chapelles », 2022
IA
Née en 1943, Laura Lamiel vit à Paris. Son travail a fait l’objet d’expositions personnelles, parmi les plus récentes: Cahn Kunstraum, Basel, CH (2021) ; La Verrière, Bruxelles, BE (2015) ; Kunstverein Langenhagen, DE (2014) ; La Galerie — centre d’art contemporain, Noisy-le-Sec, FR (2013) ; Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne, FR (2013). Elle a été invitée à participer à de nombreuses expositions collectives : Bienal de Arte Contemporânea de Coimbra, PT (2022) ; CAPC, Bordeaux, FR (2021) ; Palais de Tokyo, Paris, FR (2019) ; Malmö Konsthall, SE (2018) ; Biennale de Rennes, FR (2016) ; Biennale de Lyon, FR (2015). Le Palais de Tokyo a récemment présenté son travail dans une importante exposition personnelle intitulée « Vous les entendez ? » (16.06 — 10.09.23).
Découvrir notre article consacré à l’exposition Laura Lamiel au Palais de Tokyo