Laurent Proux — Line-off ceremony
Exposition
Laurent Proux
Line-off ceremony
Passé : 10 juin → 22 juillet 2017
Laurent Proux annonce d’emblée être préoccupé, depuis longtemps déjà, par deux régimes d’images : d’une part celles d’usines et de postes de travail, qu’il retranscrit sous forme de peintures-décors à échelle 1, lieux remplis d’évènements visuels autant qu’ils sont vides de présence humaine ; d’autre part, des peintures de corps morcelés, ensembles éclatés comme des collages, dans lesquelles se superposent différents niveaux et registres graphiques. C’est à ce second régime d’images qu’appartiennent les toiles de ce nouvel accrochage à la galerie Semiose. Un troisième régime fait aussi son apparition, images directement et prosaïquement ramenées de l’usine, où, là-bas aussi, est produit un matériel visuel et graphique à l’intention des ouvriers.
Les grandes peintures récentes de l’artiste soumettent au regard des corps dé-rationnalisés, déshumanisés et assignés. Que les images-source qu’a choisies Laurent Proux remontent aux années 1970 — époque concomitante des lendemains encore enchantés de la révolution sexuelle et du premier choc pétrolier — n’a rien d’un hasard. Ces images-source tirées de magazines de rencontres allemands — annonces et photos auto-produites par les lecteurs -, sont appréciées par l’artiste pour leur instabilité et leur matérialité, inscrites dans l’impureté de l’image vintage. Elles sont aussi le contrecoup d’une révolution des mœurs qui n’a pas tenu ses promesses : cette révolution s’est traduite par une libéralisation sexuelle à court terme, certes, mais ne s’est pas accompagnée d’un véritable processus d?émancipation des consciences. De là s’exerce une logique industrieuse qui intrigue les corps sexualisés, les rend productifs, les transforme en marchandises. Pierre Klosssowski y décelait à l’époque la réalisation d’une prophétie sadienne, où se confondent les désirs : « ce n’est pas par hasard que Sade donne dans ses descriptions des divers comportements pervers comme une anticipation de ce qui est sous-jacent à l’industrialisme moderne : la mercantilisation de l’émotion voluptueuse, l’érotisation de la marchandise. L’industrie serait un agent de neutralisation du sensible dans la mesure où elle absorbe les forces pulsionnelles dans la fabrication d’objets instrumentaux, usiniers, ustensilaires… 1»
Laurent Proux suggère une observation, intellectuellement surprenante autant que visuellement stimulante : la peinture flamande et celle d’aujourd’hui se placent à chaque extrémité de l’histoire du capitalisme. La peinture flamande naît dans le foyer culturel favorisé par les débuts du commerce international, à la fin du Moyen Âge, à Anvers entre autres ; à l’opposé, la peinture contemporaine apparaît à l’époque du capitalisme tardif ou en crise, tangible au début du XXIe siècle sur toute la surface du globe. La question de l’ordre économique mondial a toujours infusé dans la peinture et la réflexion de Laurent Proux. Sa précédente exposition à la galerie Semiose en 2015 s’intitulait « La main invisible » en référence au concept économique d’Adam Smith, selon lequel la poursuite de l’intérêt personnel de chaque individu concourt à l’intérêt général. De là à qualifier la peinture de Laurent Proux de critique sociale…
Mais revenons à la peinture, puisque c’est bien elle qui nous occupe ici. Que voit-on ? Et que ne voit-on pas ? Des trouées, des béances déchirent le premier plan et révèlent des images sous-jacentes, alimentant la dialectique du montré et du caché et exacerbant la pulsion scopique. Si la charge érotique est augmentée par le dispositif , elle est cependant aussitôt paralysée par la vision des « corps-usinés » — l’expression est de Laurent Proux. Autant objets que sujets, ces membres isolés, bras, mains, jambes, attrapent, s’approprient, s’arrogent et s’octroient. Cette préhension vorace objective les êtres humains et exige une accumulation incessante.
Au gré des ruptures de registres et de manières, au fil des hiatus visuels de ressorts et de matières, de plans et d’échelles, l’oeil est malmené. Tandis qu’il cherche à balayer la surface de la toile, qu’il fouille sous les silhouettes-fantômes découpées, il est constamment ramené vers des détails, des anecdotes — un visage, un objet qu’il croit reconnaître — qui occupent son esprit à la façon d’idées fixes. La contemplation tourne alors à l’obsession et à un ressassement indépassable. L’oeil bute sur des contradictions, au nombre desquelles des ombres projetées, qui donnent de l’épaisseur aux signes graphiques, tout en faussant la compréhension de l’ensemble. La peinture crisse sous la matière grumeleuse, des verts surnaturels donnent le vertige, les surfaces mouchetées rivalisent avec les dégradés chair.
De Werner Büttner, que Laurent Proux a croisé à l’école d’art de Hambourg, nous revient le goût des collages et de la trivialité ; de Brice Marden, la saturation, la composition circulaire, la ligne sinueuse ; de Dieter Roth enfin, les juxtapositions de registre, à l’instar de sa série sur cartes postales des « Picadillies » exécutée à partir des années 1970.
Erik Verhagen décelait dans la peinture de Laurent Proux la « tension entre les polarités abstraite et figurative 2 ». Cette observation est encore effective dans ces corps démembrés. En premier lieu, parce qu’un corps démembré, aussi réaliste soit-il, est une abstraction pour la conscience humaine et engage toujours une reconstruction mentale. Il va à l’encontre du réflexe d’anthropomorphisation qui s’opère dans toute observation d’image — deux points, un trait vertical et un horizontal pour un visage par exemple. En second lieu, car Laurent Proux alterne les registres et les gestes picturaux, de la mise au carreau de l’image-source à un dessin enlevé et stylisé. Du figuratif à l’abstrait, de l’objectivité à la subjectivité.
L’approche phénoménologique est également particulièrement opérante pour analyser les peintures de Laurent Proux. Dans ses précédentes vues d’usines, le spectateur était invité à se jeter à corps perdu dans ces environnements, devenant l’opérateur des machines, invité à se saisir de cette poignée, à se hisser sur ce marchepied, peints à son intention. Dans ces toiles récentes encore, le corps observant est confronté aux corps représentés à échelle humaine, stimulant l’empathie ; malgré soi, on n’échappe jamais au jeu de « se reconnaître » dans l’image.
Enfin, des toiles très récentes annoncent une nouvelle direction donnée par Laurent Proux à sa peinture. L’artiste rapporte de ses incursions dans des usines désaffectées, des images de panneaux de sécurité, abîmés par le temps, dégradés par les péripéties. De ces ready-made visuels, le peintre tire de petites toiles où l’image et le texte d’origine le disputent aux manques, traces et accidents. Nombre des affiches originales sont signées de Bernard Chadebec, le graphiste-maître en l’art de faire passer des message de sécurité percutants : son traitement du rapport homme-machine ne pouvait que passionner Laurent Proux. Ces tableaux sont d’ailleurs une autre variation du « corps-usiné », où l’injonction bienveillante — protégez vos yeux, ne vous trompez pas — n’en demeure pas moins une injonction et souligne que le corps de l’ouvrier est une ressource précieuse pour son employeur. Constat terrifiant de cynisme sous ses faux airs de sollicitude.
Laetitia Chauvin
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1 Extrait des notes préparatoires pour La monnaie vivante (Pierre Klossowski & Pierre Zucca, 1970) cité dans “Décisionnisme poïétique. Sur la genèse de La monnaie vivante” par Walter Seitter, paru dans Lignes de fuite, la revue électronique de cinéma.
2 Laurent Proux, -ship, texte de Erik Vergagen, graphisme de Jennifer Savignon, Collection Adera, 2013
Horaires
Du mardi au samedi de 11h à 19h
Et sur rendez-vous
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L’artiste
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Laurent Proux