Matthieu Saladin — Wind is insubstantial: visible and audible only through the objects in its path

Exposition

Film, installations, son - musique

Matthieu Saladin
Wind is insubstantial: visible and audible only through the objects in its path

Passé : 1 décembre 2017 → 18 février 2018

Quel est le prix d’un mètre cube d’air ? Combien paie-t-on le vent dont on a besoin pour passer d’Europe en Amérique, et réciproquement ? 1

En montagne quand on entend le vent, jour après jour, exposer invariablement le même thème échangé, on peut être tenté, un instant, de faire abstraction de cette imperfection pour se réjouir de cette image de la cohérence et de la sûreté de la liberté humaine. On ne pense peut-être pas qu’il y eut un instant où le vent, qui a maintenant depuis tant d’années établi sa demeure au cœur de ces montagnes, arriva comme un inconnu en ces contrées. Il se rua sauvagement, comme un insensé à l’intérieur des précipices, au fond des cavernes, produisant tantôt un sifflement dont il était lui-même presque surpris, tantôt un rugissement caverneux qui le mettait lui-même en fuite, tantôt un son plaintif dont il ne savait lui-même d’où il venait, tantôt un soupir montant des abîmes de l’angoisse, si profond que le vent lui-même en prenait peur et doutait un instant s’il oserait habiter en ces contrées, tantôt un Hopsasa lyrique d’une folle gaieté, jusqu’à ce que, ayant appris à connaître son instrument, il eût coordonné tous ces sons en une mélodie que, jour après jour, il exécutait inchangée 2.

Placer une exposition sous le patronage du vent, et d’un vent qualifié d’emblée d’ « insubstantiel », paraîtra, au choix, ironique ou agressivement arrogant. Et les emprunts que font la plupart des pièces présentées à des formes médiatisées de l’actualité ou de l’histoire — graphiques en provenance de la presse quotidienne (Libération, Le Monde) imageant, qui des flux migratoires à l’échelle de la planète et du XXIe siècle commençant, qui des manifestations protestant des projets de lois en France depuis quinze ans (2002-2017), qui les tracés de murs de séparation bâtis entre territoires dispersés dans le monde depuis cinquante ou soixante ans ; films hollywoodiens — ne sont pas pour rassurer sur l’aspect venteux du projet, puisque c’en est un. Brasser le vent de l’actualité, ou celui de stéréotypes anciens toujours actifs, et s’y laisser ballotter ou emporter ? Par ailleurs, en faisant du vent le personnage principal ou le coordinateur de son exposition, Matthieu Saladin prend le risque de placer sous une rubrique unique, aussi insubstantielle soit-elle, ce qui relève — on l’entend déjà — d’une multiplicité mal domesticable, dans son impersonnalité comme dans son imprévisibilité. Perçus par ceux qu’ils visitent ou bousculent comme anonymes et sans conduite d’avance appréciable, les mouvements et turbulences de l’air se manifestent comme ingouvernables ou difficilement maîtrisables, dans la jouissance de leurs effets les plus modérés comme dans la crainte ou l’horreur que suscitent leurs ravages.

D’où l’effort que fait l’exposition pour s’y mesurer et les mesurer. L’échelle de Beaufort, physiquement absente de l’installation, y est pourtant partout répandue 3. Indirectement évoquée par la disposition des cimaises en signal de hampe de vent, elle offre un premier mode d’appréhension et l’estimation de cette peu domptable multiplicité : car c’est de plusieurs manières que se donnent à voir et à entendre les avatars d’un type insubstantiel auquel seules les habitudes qu’on lui prête invitent à donner la stabilité d’un nom. Du souffle quasi-imperceptible que va révéler au regard lointain l’inclinaison de la fumée, jusqu’à l’ouragan qui défait toute perception stable et position d’un sujet, en passant par les repérages tempérés qu’autorisent d’autres formes d’indices (agitation des feuilles seules, remuement des branches, petites puis moyennes ou grandes), l’échelle, dans sa version moderne, tente de mettre en place les instruments d’une mesure intensive, et de les relier aux instruments objectivés qui produisent la mesure extensive de ses vitesses, en nœuds ou km/h. L’échelle de Saladin qu’expose Wind is unsubstantial s’apparie avec celle de Beaufort, moins par ses degrés que par l’ambition, manifeste dans les partitions qui la parsèment, de fabriquer des instruments intensifs susceptibles de mettre au travail les images statistiques qui prétendent construire les mesures objectives d’événements sociaux, et qui en font simultanément un matériau d’information. Elle les arrache à ce statut réifié afin de leur offrir ou de leur restituer la puissance qui devrait être la leur : celle d’un nombre et de formes instables, à la durée incertaine, et toujours dépendants de leur reprise par un public lui-même indéterminé et venteux.

Déterritorialisées et réattribuées à des souffles humains (autant qu’on sache) qui auront pour tâche de les (re)conduire au travers de leurs expirations, les flèches qui figurent les migrations pourront se faire purs signaux d’intensité 4, en même temps que possibles incarnations du souffle harassé ou heurté des migrants, qui peine à jamais se faire voix (cela lui est ici interdit 5 ; et Calais, installation de trois sacs plastiques froissés d’où émerge un concert de vents capté il y a quelques mois au petit matin, respectivement sur la plage, le port et à proximité de la « jungle » des camps, réitère à sa manière cette interdiction, tout en donnant à entendre le souffle impersonnel sur fond duquel elle s’exerce). S’opposent à ces souffles et à la voix absente les cris autorisés que recense, dans une pièce voisine, Une histoire culturelle et politique du cri (1947-1957). Arrachés au contexte narratif qui les a produits et défaits de leur visualité, tout en conservant leur position dans le déroulé de la pellicule à laquelle ils appartenaient, et ainsi tantôt confondus, tantôt dispersés par leur dissémination dans un espace chorégraphique à la fois sonore et aveugle ; enfin rapportés à la période de l’histoire états-unisienne où ces films ont été réalisés– celle des chasses aux sorcières maccarthystes qui ont secoué l’industrie hollywoodienne 6 — ces cris, presque tous proférés par des voix de femmes, font grève de la représentation qu’ils étaient appelés à jouer, pour protester, avec un retard qui les amène jusque dans notre présent 7, les conditions dans lesquelles ils ont été produits. Transposés dans la notation graphique des nuances en usage dans la musique savante occidentale depuis le XVIIIe siècle — ppp pp p mp mf f ff fff¬ — et mis à la disposition d’un percussionniste, les points et les cercles qui mémorialisent, pour les lecteurs de journaux, la localisation et l’ampleur respective de récentes journées nationales de manifestations (points et cercles eux-mêmes évocateurs des notes noires et blanches dont leur rondeur commune défait la séparation), trouvent un nouveau pouvoir de résonance. Mais quand bien même, comme c’est le cas à Salle principale 8, on confierait aux bruyants instruments symphoniques — grosse caisse et cymbale d’orchestre — le soin d’en répercuter et faire rejaillir l’écho, l’emploi du sable, égréné, dispersé, frotté voire lancé sur la peau et le métal, s’il évoque les pavés urbains auxquels il sert de support souterrain et qui le cachent habituellement (comment est-il arrivé à l’air libre ?), restreint considérablement la portée acoustique du geste ; ou du moins, il la confie tout entière à ses témoins — à charge pour eux de la faire rejaillir à leur tour : la partition est là pour le permettre à qui le désire, et qui, et qui, qui 9.

Elles aussi exportées — décalquées ou détourées — des pages de livres de géopolitique où elles apparaissaient, les lignes que tracent les murs de séparation bâtis dans une dizaine de pays depuis cinquante ans, et la plupart d’entre eux au XXIe siècle, guident les doigts d’un musicien au travers du plateau d’une table de mixage. L’interprète altère les sons de feedback produits par des microphones de contact fixés sur chacun des quatre murs de l’espace. Le protocole rappelle à plusieurs égards celui de l’Atlas Eclipticalis (1961) de John Cage, œuvre pour grand orchestre où les positions respectives des étoiles sur les cartes célestes d’un traité d’astronomie tchécoslovaque éponyme (chaque étoile assignée à un instrument), appliquées sur les lignes de portées spécialement conçues, offrent aux interprètes les instructions nécessaires pour produire les sons appelés dans un ordre assigné. Mais si l’expérience d’Atlas Eclipticalis devait « être comme de regarder le ciel par une nuit claire en voyant les étoiles 10 », Les séparations ramène notre regard vers la surface de la planète terre, et vers le passé très récent qui informe notre présent et avenir proche. De même, aux nombreux sons distincts que les instruments de l’orchestre éparpillent de façon lapidaire dans l’espace de concert d’Atlas Eclipticalis, succède le bloc sculptural à la fois plus indéterminé et massif des feedbacks. Son mixage, aussi subtil et varié soit-il, ne désagrègera jamais son caractère de masse sonore continue, non plus que son caractère de rétroaction parasite et/ou transgressive 11. Comme plusieurs autres des pièces présentées, Les séparations s’offre alors dans une ambivalence construite — celle-là même que pointe la citation de Cornelius Cardew mise en exergue des Déplacements : le vent y figure avec la même conviction « l’image de la liberté » et un maximum de déterminations impersonnelles 12. Appel à prendre enfin en considération avec la concentration requise les murs et les lignes de fracture entre territoires que tentent d’établir des états-nations afin de contenir, supprimer ou contrôler les mouvements et transports supposément hostiles qui y ont lieu, la pièce, retraçant ailleurs et autrement la ligne brisée de tel ou tel mur, la transforme. De ligne de séparation, vouée spectaculairement à discriminer et réaffirmer des identités menacées (voire à les établir) — quitte à « institutionnalise® le statut contesté et dégradé des frontières qu’ils soulignent 13 » — , elle se fait étrave : le processus de refente qu’elle matérialise, tout entier manifesté par le son, envahit la totalité de l’espace investi et concentre l’attention sur lui. Dans son sillage, le territoire aqueux qu’elle a momentanément fendu se reconstitue, maintenant strié et coloré par les larsens qui l’ont peuplé de hurlements, sifflements, crachats et grondements, et continuent d’y résonner. Osmose.

Mais le plaisir pris à ce transport neuf ne nous renvoie-t-il pas, autant ou plus qu’à une Sonic Warfare ayant rejoint et séduit les guérillas anticapitalistes, au « désir de murs, si répandu aujourd’hui», et à l’adhésion passive — la nôtre —  au « tableau du monde rassurant 14 » qui rendent possible leur construction ? C’est peut-être ce que susurre aussi Rumeur. Seule la quémande du visiteur saura activer cette pièce, dont le chuchotement sensuel, parodiant le célèbre dystique « Et comme chaque jour je t’aime davantage, / Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain », de L’éternelle chanson de Rosemonde Gérard, immortalisé dans d’innombrables médailles et pacotilles 15, délivrera, selon la qualité de l’air mesurée ce jour à Paris et son rapport avec les mesures adjacentes, une phrase empruntée à une litanie plus prosaïque, mais aussi paradoxalement mieux circonstanciée 16.

Quant aux non-visiteurs de l’exposition, pourvu qu’ils soient connectés, donc ciblables, et passent dans le voisinage d’une borne placée, anonyme, à Paris dans un lieu hautement fréquenté, ils se verront intimer, par notification interposée et non-sollicitée, de faire « comme si de rien n’était ». Double bind énigmatique et susceptible d’inquiéter. Faire comme si de rien n’était, c’est ce que font les dust devils, ces colonnes de poussière et d’air — mini-tornades que leur caractère inoffensif voue au divertissement — propulsées, tout spécialement dans les déserts, par un vent désœuvré que rien n’arrête… image déjà ancienne, elle-même à l’occasion hollywoodienne, ici répétée, vue ou pas, sur l’écran bousillé d’un téléphone portable qui traîne sur le sol, non loin des sacs plastiques à l’abandon.

Sans doute le vent anonyme qui souffle ici, comme autrefois celui convoqué par Kierkegaard, n’a pas encore acquis d’habitudes. Les pupitres qui abritent les partitions pour les exposer sont fixés sur les cimaises comme des tableaux, à l’inverse de leur usage ordinaire, mobile. Leurs arêtes, comme celle des parois provisoires, sculptent l’espace de la galerie pour la première fois — sous forme d’obstacles divers comme sous forme de l’air qui s’y faufile et s’y moulera, au fur et à mesure de la durée de l’exposition, des allées et venues des corps variés qui la visitent et des événements qui, s’y accumulant, y produiront une mélodie changeante.

À l’heure où j’écris, les partitions, encore muettes, appellent silencieusement à strier le temps homogène qui les abrite (les horaires d’ouverture de la galerie). Mais l’heure où vous pourrez — lectrice, lecteur — les feuilleter, les déchiffrer et les utiliser sera déjà, comme le souligne la forme du signal de hampe adopté, celle où « on entend siffler le vent. Les branches de large diamètre s’agitent. Les parapluies sont susceptibles de se retourner 17. »

A bon entendeur salut.

Jean-Philippe Antoine

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1 Auguste Walras, De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, Évreux, 1831.

2 Soeren Kierkegaard, La Reprise, trad. du danois par Nelly Viallaneix, Garnier-Flammarion, Paris, 1990, p. 95.

3 Cette échelle, établie en 1805 par le futur amiral anglais Francis Beaufort, avait à l’origine pour destination d’offrir aux marins une série de repères visuels communs pour estimer le degré de force du vent et l’état de la mer. Elle a été révisée à plusieurs reprises, d’abord pour y intégrer des repères terrestres, puis, dans la première moitié du XXe siècle, pour connecter la liste d’effets visuellement repérables qui la constituait aux mesures des modernes anémomètres, et autres instruments scientifiques de mesure.

4 « Chaque flèche correspond à un souffle. Les qualités de chaque souffle (durée, débit, dynamique, forme, direction, etc.) sont déterminées par les spécificités graphiques de la flèche correspondante et ses relations aux autres flèches de la page ou double page. » Matthieu Saladin, Les déplacements (pour souffle), n. p. 5 « Dans tous les cas, aucune note, ni aucun son articulé n’est émis. Les participants interprètent simplement les notations en expirant. » Ibid.

6 1947 est l’année de l’instauration par le président Eisenhower d’un Federal Employee Loyalty Program destiné à enquêter sur les sympathies politiques des fonctionnaires fédéraux; 1957 est celle de la mort du sénateur Joseph McCarthy.

7 C’est ce que revendique la décision de projeter le film exclusivement à l’heure et le jour anniversaires du vote par l’Assemblée nationale de la nouvelle loi sur la sécurité intérieure.

8 Concert de Stéphane Garin le 20 janvier 2018.

9 Son aspect graphique évoque la partition d’Anagram for Strings (1961) de l’artiste Fluxus Yasunao Tone (1935-), éditée par George Maciunas, avec sa « constellation de cercles vides et pleins [qui] sert de notation abstraite pour un instrument à cordes du choix de l’interprète. » Voir Jordan Carter, « Exhibiting Fluxus : Keeping Score in Tokyo 1955-1970 : A New Avant-Garde », https://www.moma.org/explore/inside_out/2012/12/21/exhibiting-fluxus-keeping-score-in-tokyo-1955-1970-a-new-avant-garde/ (consulté le 10 novembre 2017) Cette partition est cependant à compléter par l’interprète qui y trace une ligne oblique de son choix intersectant les cercles. Celle-ci détermine alors les glissandi de l’aigu vers le grave ensuite à effectuer sur les cordes de l’instrument. Voir http://rwm.macba.cat/uploads/fluxradio/Fluxradio_transcript_eng.pdf.

10 John Cage, 11 décembre 1983, cité par Don Gillespie et Stephen Drury, « Sur Atlas Eclipticalis et Winter Music », livret de John Cage, Atlas Eclipticalis with Winter Music, The Complete John Cage Edition, vol. 2, Mode 3/6, 1986, p. 28.

11 À vérifier lors du concert du 7 décembre 2017 où Francisco Meirino jouera une première fois Les Séparations.

12 « Wind is insubstantial: visible and audible only through the objects in its path. Wind is a persuasive image of freedom — blowing when and where it wants, now hot now cold, now hard now soft, now sweet now sour, frequently screaming, wailing, whimpering, groaning, but never suffering, always intact — but crack this image and behind it we find that wind is totally determined throughout its insubstantial being — on the one side by the atmospheric and geographical conditions that generate it and on the other by the form, size and substance of the obstacles in its path. Sometimes wind seems to vanish completely for days on end, but this is an illusion — he is ever-present. » Cornelius Cardew, The Tiger’s Mind, Hinrichsen Edition Ltd, Londres, 1967, p. 3-4.

13 Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, trad. Nicolas Vieillescazes, Les prairies ordinaires, Paris, 2009, p. 24. L’ouvrage est cité comme source en tête de la partition des Séparations.

14 Ibid., p. 25.

15 Rosemonde Gérard, « L’éternelle chanson », Les Pipeaux, Librairie Alphonse Lemerre, Paris, 1889.

16 « Aujourd’hui est comme hier et pareil à demain. / Aujourd’hui est comme hier, mais mieux que demain. / Aujourd’hui est comme hier, mais pire que demain. / Aujourd’hui est mieux qu’hier et pareil à demain. / Aujourd’hui est mieux qu’hier, mais pire que demain. / Aujourd’hui est mieux qu’hier et mieux que demain. / Aujourd’hui est pire qu’hier et pareil à demain. / Aujourd’hui est pire qu’hier, mais mieux que demain. / Aujourd’hui est pire qu’hier et pire que demain. » « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », écrivait déjà Alfred de Musset dans Les Nuits.

17 Echelle de Beaufort, effets à terre d’un vent de force 6.

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