other people’s clothing — Une proposition de Fiona Vilmer
Exposition
other people’s clothing
Une proposition de Fiona Vilmer
Passé : 11 mars → 24 avril 2022
other people’s clothing
«Tonight, my aunt’s half-moods arrive in the room. They mirror the room and its furniture like a TV screen. They look like other people’ s clothing.»1
Insomnia and the Aunt de Tan Lin est selon ses mots un roman d’ambiance (ambient novel). Le narrateur y décrit les moments passés avec sa tante insomniaque dirigeant un motel au milieu des États-Unis. Elle dédie ses nuits éveillées à regarder le poste de télévision, et préfère les programmes rediffusés au direct. En tant qu’immigrante chinoise, l’Amérique pour elle n’est pas tant une image, ni la télévision même, mais le meuble dans lequel est serti l’écran qui lui renvoie l’illusion de son américanisation.
Depuis les couloirs anonymes du motel où les passages sont fugaces, le poste tv recouvre la réalité de la tante, il est objet, miroir, personnage. Je l’imagine zapper en continu, regarder des bouts d’émissions, late-shows, films, documentaires. En veillant, son esprit s’absenterait jusqu’à ce que la boucle de visionnage esquisse une fiction d’elle-même, avec l’intuition qu’il se produit toujours quelque chose quelque part. Délire somnolent où il serait possible de disparaître dans un décor mental à partir duquel se recomposer le monde. Le meuble tv : une boîte sans fond décorée comme un autel, une machine à incarner. Lorsque la tante disparaît, une ambigüité persiste, a-t-elle été absorbée par le poste de télévision ou n’en était-elle qu’une pure émanation ?
Il ne s’agit pas tant de chercher une réponse, mais de préférer l’aspect générique de la question, jusqu’à ce que la tante ne soit plus qu’un personnage, le meuble tv un objet domestique.
other people’s clothing réunit Kevin Desbouis, Pati Hill et Charlotte Houette. De l’extérieur, les formes choisies par leur motif, leur valeur ou leur littéralité qui investissent l’espace d’exposition ne semblent pas à leur place. Mais dans l’espace liminal du ready-made, elles y sont, et apparaissent — entre autres — comme un accessoire à activer, un cloisonnement de l’espace ou une image. Ces objets qui nous accompagnent portent en eux une dissolution de contexte, de sens initial, nous approchant d’une forme de fiction ou d’editing2 de soi, dont le terme s’inscrit comme un clin d’œil au revers des pratiques artistiques exposées liées au texte, à l’édition et à la traduction. On disparaît dans un tableau comme on se glisse sous un masque. Dissimulé dans une cabine/isoloir, on en ressort et les formes s’aplatissent sous la lumière.
Kevin Desbouis propose des installations, à partir d’un répertoire de formes principalement constitué de ready-mades, dans lesquelles l’intensité ou son absence constituent un paramètre fondamental. Il envisage le travail de l’art comme un ensemble de moments, de situations non explicites ou au potentiel partiellement achevé, pouvant recouvrir des aspects tant cinématographiques, qu’érotiques, ou refoulés. Les œuvres de Kevin Desbouis produisent ainsi un mélange d’insatisfaction et de fascination, et se rapprochent de ce que Sianne Ngai a théorisé comme jugement : le gimmick, qui peut être « une astuce, une merveille et parfois juste une chose. »3 La distance entre l’objet et le sujet y courtise une possible confusion, entre déception et séduction. En ce sens, les œuvres qu’il déploie à partir d’isoloirs, dans une analogie entre le bureau de vote, la cabine d’essayage ou le confessionnal, ouvrent des situations où l’on peut manipuler ou enfiler des accessoires, ce qui ne se déroule généralement pas sans embarras réciproque. Il semble même parfois que l’œuvre et le public n’y trouvent mutuellement pas pleinement leur place. Comme si elles suivaient un script caché, les œuvres de Kevin Desbouis impliquent des modes de production au sein desquels plusieurs intermédiaires et leurs interventions respectives, influent grandement sur l’aspect final du travail.
Au début des années 70, après une pause de treize ans dans l’édition Pati Hill commence à photocopier son environnement domestique. Objets, vêtements et aliments sont enregistrés à échelle réelle par le copieur qui leur rend une distanciation sans considération nostalgique. Les xérographies de Pati Hill évacuent la fascination au profit d’une profusion, et montrent l’attention critique qu’elle porte aux objets circonscrits qui l’entourent, à leur présence4, à sa condition de femme au foyer (housewife) et à ce qui s’y produit en dehors. La machine bureaucratique assignée au travail de secrétariat dont elle s’émancipe revêtit dans l’œuvre de Pati Hill une utilisation littérale, compulsive. Sur fond de toner noir — qu’elle injecte parfois en excédent — la duplication instantanée accentue les détails et les contours. Les formes ne collent plus à leur condition d’existence initiale, mais flottent, suspendues à l’intérieur de la page. Ce travail sur copieur ne révèle pas tant ce qui est invisible à l’œil, mais imprime le revers étrange et familier des objets. L’image leur rend leur fiction, la machine leur incertitude. Machine et objets sont les outils de l’invocation d’un langage visuel.
Les peintures de Charlotte Houette fabriquent des espaces fantasmatiques. Des éléments s’intègrent comme des maquettes à l’intérieur de ses tableaux, et projettent un espace tant architectural que mental. Ces déambulations ont des effets étincelants. Entre l’abstraction et le ready-made, ces espaces sont toujours vides et pourtant hantés. Ils rappellent les constructions proches du prototype de la villa Winchester en Californie. Une maison piège-fantôme où il est dit que la nuit la propriétaire s’en remettrait aux esprits qui lui dictent l’architecture de pièces impossibles5. Les peintures de Charlotte Houette reprennent les mécanismes d’apparition et de disparition des images en pop-up. Ses œuvres créent des boucles spatiales qui trafiquent les régimes de visibilité où les motifs se répètent et s’étirent, colorent un mouvement psychédélique. Il y a dans les œuvres de Charlotte Houette une atmosphère tourbillonnante à l’effet saturé comme si jamais tout à fait réveillé, une sensation de déréalisation guettait, nous affectant autant que les effets visuels qu’elles produisent.
other people’s clothing suit une question d’attitude envisagée à partir des formes et de leur frontalité. Si l’on peut voir dans ces formes une profondeur illusoire, celles-ci seraient à traiter comme des surfaces sur lesquelles des fictions de soi déteignent comme une redistribution des rôles. Édités elles aussi, ces formes évoquent des changements d’états — certains plus dramatiques ou comiques — et des processus de visibilité altérés. Un replacement dans la réalité qui nourrit une réflexion critique sur l’existence et la présence des objets, dans lesquels une certaine intensité semble s’être engouffrée, plus érotique ou énigmatique. Percer des trous imaginaires, directement dans leur réversibilité. Ces associations de l’esprit nous mènent vers un « délire de la digression »6 généré par ces distorsions visuelles, qui suscitent des phénomènes d’absorption, afin que se créent des présences, confuses, émerveillées ou fantomatiques.
Après tout le motel de départ accueille un personnage qui ne semble exister nulle part. On pourrait aussi se rendre compte qu’il s’agissait simplement d’un rêve fiévreux, comme si l’on avait fini par s’endormir devant le meuble TV.
Fiona Vilmer, Mars 2022
1. Tan Lin, Insomnia and the Aunt, Chicago, Kenning Editions, 2011.
2. Traitement d’un texte ou d’un film consistant à modifier, supprimer, conserver ou ajouter des éléments précédant l’objet fini.
3. Sianne Ngai, Theory of the Gimmick. Aesthetic Judgement and Capitalist Form, Harvard University Press, 2020.
Dans son livre Sianne Ngai théorise le gimmick comme étant un jugement esthétique et une forme capitaliste. Le gimmick est à la fois frustrant et attrayant, il est « lié à la perception d’un objet aux promesses peu crédibles de gain de temps, de réduction du travail et d’expansion de la valeur. »
4. Texte de Baptiste Pinteaux à l’occasion de l’exposition Heaven’s door is open to us / Like a big vacuum cleaner / O help / O clouds of dust / O choir of hairpins, 12 septembre — 17 octobre 2020, Galerie Air de Paris, Romainville.
« Si elles (les œuvres) témoignent sûrement d’un de ces « petits luxes qui accompagnent la vie de prisonnière », celui d’aiguiser une attention particulière aux choses, à leur présence, cette attention est moins délicate que critique.»
5. De 1884 à 1922 Sarah Winchester aurait séjournée seule avec les ouvriers qui exécutent les travaux de sa maison. Des articles suggèrent que sa construction
labyrinthique veille à égarer les esprits. Mais aucune preuve que sa propriétaire la croyait hantée. La maison est peuplée de fenêtres et d’escaliers fictifs et de
portes menant à des pièces disparues.
6. Julie Becker, Bernhard Bürgi, eds. Julie Becker: Researchers, Residents, A Place to Rest. Zürich: Kunsthalle Zürich, 1997. p33.
“delirium of digression”. Expression empruntée à l’artiste américaine Julie Becker pour décrire son travail artistique composé d’installation, de photographies, de vidéos, de dessins et de collages.
Remerciements à Sophie Vinet, Kevin Desbouis, Charlotte Houette, ainsi qu’à Baptiste Pinteaux, Nicole Huard, et Florence Bonnefous (Galerie Air de Paris) pour la présence de Pati Hill dans cette exposition.