Patrick Bernatchez — Fraction II

Exposition

Film, installations, photographie, techniques mixtes...

Patrick Bernatchez
Fraction II

Passé : 10 novembre → 15 décembre 2012

« Death needs time for what it kills to grow in… »

William S. Burroughs

Un voyage vevoyé

Un cavalier noir et son cheval se démènent dans une tempête de neige. Ils avancent lentement dans la visibilité, et semblent appartenir à une période indéterminable. Est-il guerrier dévoyé de l’apocalypse, explorateur perdu du 20e siècle, ou futur voyageur en planète stérile ? Impossible à déterminer, puisqu’il s’agit de figures complètement anachroniques, nées d’un autre temps. Les chutes de neige, incessantes, mélangent les différents blancs jusqu’à créer un paysage dépourvu d’horizon. Enveloppé dans cette étendue sans bornes, le cavalier est désorienté et n’a nulle part, et partout, où aller. Les armures de la monture et du cavalier ne les protègent pas de la colère des éléments. Ils ne luttent alors que pour leur survie. Ils cavalent en zigzag au hasard et se mesurent tous deux à l’immensité impitoyable et à l’attaque du temps : le temps qu’ils échappent à ce labyrinthe ouvert d’espace d’infini, ou encore le temps qu’on leur octroie avant de succomber au froid mortel. Guidé par son instinct, le cheval tente de survivre dans l’instant, alors que la raison dirige toujours le cavalier vers l’avant, malgré les conditions extrêmes. Une lueur d’espoir naît de la capacité à prévoir au-delà de l’immédiat. Après la chute imminente du cheval et la poursuite de l’errance du cavalier, l’alliance vigoureuse de l’homme et de la bête est rompue alors qu’ils sont abandonnés à leurs propres destins. Chacun est pris et gelé dans une fraction du temps. Fractions qui indiquent le temps de chacun, pour lesquelles on se bat et survit ou bien se rend à la main glacée de la mort. Espace infini de blancheur dans lequel seules des variations de minutes et des répétitions procurent une prise de pied afin de se déplacer dans ce territoire spatio-temporel glaciaire.

La surface glissante du temps

Isolée, elle est un chronomètre peu commun : une montre-bracelet noire avec une cadran vierge et une unique aiguille qui mettra 1000 ans à compléter sa révolution. Le tic-tac incessant de la montre nous laisse croire qu’elle avance en mesurant le calendrier avec précision. C’est un espace temporel virtigineux dans lequel le mouvement de l’aiguille aura parcouru à peu près 4mm en l’espace d’une vie. On se trouve ainsi devant un temps abstrait qu’on ne considère pas comme une propriété matérielle, mais comme la condition inconditionnée qui sous-tend l’émergence de tout phénomène. Privé de visage — tout comme la montre — le temps n’apparaît qu’à travers les effets qu’il imprime sur ses masques spatiaux, à savoir statisme/mouvement, croissance/déclin, ordre/chaos. Sans aucun mouvement perceptible d’aucun effet phénoménal, la montre indique le temps de façon abstraite et volatile : surface noire et glacée qui s’etend sur des millénaires et n’offre pas de prise sur l’expérience vécue. La montre noire provoque un état qui fait écho à l’observation de Wittgenstein, selon laquelle : « Nous nous trouvons sur une surface de glace glissante quand il n’y a plus de friction et donc, d’une certaine manière, quand les conditions sont idéales ; pourtant, cette même situation nous empêche de marcher. Nous voulons marcher donc nous avons besoin de friction. Retournons sur le sol rugueux! ».

La glace glissante est ici le déployement lisse et régulier d’un temps inconditionné n’apportant pas la traction qui permettrait à l’événement conditionné de naître. C’est pendant la durée de ce délai verglacé que plusieurs fractions donnent assez de friction pour qu’un événement puisse prendre corps. Il se détache du temps, être irréversible qui marque la différence entre le passé et le futur, et garanti un sol rugueux sur lequel l’histoire peut développer son action. Bien que la condition première de l’événement soit le temps, il est aussi conditionné par d’autres facteurs, principalement la température.
Une question de degrés

Le cavalier noir peut en témoigner, le froid ralentit le temps, gèle les choses, capture la vie et la tue dans sur sa trajectoire. Le cheval et le cavalier sont une île de chaleur dans un océan de froid. Ils doivent, afin de survivre, conserver la chaleur de leurs corps dans cet environnement glacé. Comme tous les systèmes physiques ils sont sujets, avec le temps, à subir des changements gouvernés par des processus thermodynamiques et leurs variables (température, énergie et entropie). En termes biochimiques il faut, pour que la vie apparaisse — en tant qu’événement très précis — et subsiste, un équilibre très délicat et pérenne entre la chaleur et le froid. Le mouvement dans le temps génère de la chaleur, le froid la dissipe et est au bout du compte le signal de la fin du temps mortel. Pourtant le froid n’oblitère et ne détruit pas seulement : il préserve également de la décomposition. Dans certaines conditions — comme les 77 Kelvin de la cryogénie — la vie peut hypothétiquement être préservée dans un état latent. Ainsi, un aperçu rapide et soudain du temps n’est pas à proscrire si les conditions de dégel sont bonnes. Bien que cela reste à voir, puisque dans les séries d’événements qui se développent autour du voyage du mystérieux cavalier, il n’y a pour le moment que des fragments d’objets et des fractions du temps qui indiquent des résultats potentiels. Explicitement, il y a des objets, des images et des sons desquels on peut déduire la couleur de ce qui doit arriver en un temps donné.

Avancer en spirale

Dans sa course le temps donne naissance à des événements irréversibles, dans lesquels le retour à un état initial ou à un commencement idéal est impossible. La flèche du temps avance éternellement pendant que la dissipation de la chaleur et de l’énergie effectue son travail d’entropie. Les cercles retournent cependant à un mouvement en spirale, en se répétant toujours de différentes manières. En écho aux images de 77k, on peut écouter un enregistrement live des Variations de Goldberg de Bach dans lesquelles sept disques sautent sur des fractions de mélodie et passent à l’Aria. Un huitième disque joue un bourdonnement qui souligne le temps comme une condition de la naissance. La musique créée est en résonance avec l’inexorable gravitation du cavalier dans le désert polaire. Variation sur les variations, la musique de Bach est sujette à une recombinaison et à une transformation jamais entendue auparavant. Une sculpture accentue la temporalité aux multiples facettes de cette accumulation ouverte de fils narratifs. L’exposition du heaume protecteur noir du cheval ancre les images filmiques dans une matérialité palpable et déclenche des hypothèses quant aux origines de l’animal et à sa destinée. S’agit-il d’une relique exhumée d’un événement passé, ou d’un indicateur de ce qui n’est pas encore arrivé ? D’autre part une valise remplie de néons colorés ajoute à l’énigme. Quel est le but de cet objet parmi la série ? Les couleurs vivantes qui contrastent avec le froid mortel de l’arctique ? Est-ce un signal d’un temps passé qui ne peut être réactivé ?

Une note d’espoir pour les temps à venir ? Ici, comme ailleurs dans le travail considérable de Patrick Bernatchez, Lost in Time, tous les éléments sont ouverts à des lectures multiples et doivent être considérés comme faisant partie d’un tout en évolution constante, dans lequel aucune œuvre n’est autonome. L’artiste travaille en effet selon une méthode résolument allégorique dans laquelle des fragments sont continuellement reconfigurés et juxtaposés sur un laps de temps sans jamais fusionner en une œuvre finale. Dans ce projet, tout comme dans son précédent cycle Chrysalides, le processus ainsi que l’œuvre sont guidés par un déploiement temporel dans lequel le sens change constamment au fur et à mesure que les fragments sont itérés et complexifiés. En travaillant contre la toile de fond du rythme constant et déchirant de la montre millénaire, son art ne cherche pas à sauver les choses du flux temporel, mais plutôt à accompagner ce qui mûri à temps, dans la vie ou dans la mort. Dans l’interstice entre les fractions du temps et les degrés de la température, l’artiste continue ainsi à tisser une toile fractale dans laquelle seul le temps nous dira quels motifs les fils arboreront.

Bernard Schütze
Galerie Bertrand Grimont Galerie
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