Révolte Logique, part II — Slave to Art

Exposition

Dessin, installations, peinture, sculpture...

Révolte Logique, part II
Slave to Art

Passé : 21 novembre 2013 → 18 janvier 2014

Au cours de notre conversation, il avait dit en riant : « Ah mais j’exerce un certain pouvoir sur vous ? ». Sans réfléchir, J’avais répondu : « Non, parce que je ne vous montrerai jamais mon travail. »

Adrian Piper, Esclave de l’art, avec Pontus Hulten, 1982.

« Nous avons donc fait route depuis la première partie de Révolte Logique, essayant de donner au dialogue ouvert entre Renée Levi et Rosalind Nashashibi une extension conceptuelle, un nouvel espace, un caractère d’épisode. Ici, tout ce qui détermine l’histoire sera cherché ailleurs que dans l’histoire : dans l’équilibre des pouvoirs entre les gens, dans l’incarnation du verbe, dans la quête passionnée d’objets ordonnés avec soin, dans la vocation au trouble et à la discontinuité. Les pistes se sont multipliées, nous baignons dans le mystère. Nous savons aujourd’hui seulement, à l’heure où il nous faut poser des mots, que le temps de l’exposition est quasi-performatif. D’un seul coup, quelque chose est conçu, à travers les mouvements désordonnés des passions, qui n’en finit pas de se rapprocher des choses de l’esprit tout en se livrant aux choses corporelles. Habiter ou être habité vont de paire.

J’ai relu plusieurs fois les mots de l’artiste américaine Adrian Piper impliquant à son insu l’ancien directeur du Musée d’Art Moderne, Pontus Hulten, en espérant que rien ne m’échappe de cette histoire de désir. Ce n’est pas que le texte soit long, ni que ce qui l’anime soit raconté comme une suite de péripéties, mais la densité de ce qui s’y trouve analysé, ne permet pas de le saisir si vite. Je me souviens d’avoir souri en lisant ces lignes, en partie par admiration pour une posture si nette et si aiguisée, en partie aussi à cause de ce qui a surgi dans mon esprit : comment diable fait-elle pour s’en sortir si bien face au désir, à l’intérieur d’une situation où elle se décrit, forçant le trait avec un plaisir non dissimulé, comme une « artiste, chétive femme noire » face au « mâle blanc imposant, directeur de musée ». Car il s’agit bien dans ce texte de dépasser le cadre d’une rencontre où le désir trouve sa place, où enfiévré le fantasme se libère, pour côtoyer très directement les relations de pouvoir du monde de l’art. Entraîné par sa propre force hors des langages environnants, c’est un discours qui affirme son droit d’exister malgré son caractère intime. C’est quelqu’un qui dit à l’autre : ce désir entre nous ne m’enferme pas, il sera pour moi le moyen de créer une situation, une œuvre, une utopie qui empêche l’avènement du principe de solitude en germe à l’intérieur du pouvoir et de ses mécanismes.

Il était question dans le prologue de Révolte Logique d’un corps ouvrier, d’un corps limité spatialement qui jamais ne devait renoncer à investir davantage de territoire, défendant la nécessité et la grâce d’un geste dénué d’utilité. Une modernité masculine à ré-envisager et questionner, résolument. A l’ombre de l’auteur brésilienne Clarice Lispector, peut-être ce volet veut-il évoquer un autre mode d’écriture, et tenter une nouvelle fois de déplacer — et récuser — les oppositions normatives de la société occidentale : poésie et prose, sujet et objet, corps et esprit, corps de femme et corps d’homme, corps individuel et corps du monde. Dans le recueil de Lispector, ce sont des situations de famille et des rapports de force qui sont examinés, presque disséqués tant sont dévoilés les détails écœurants et absurdes. Des moments quotidiens desquels transpirent, par petites touches, les indices de l’angoisse et d’une répulsion physique irrépressible. Les femmes résistent, parfois malgré elles, à adopter les rôles étroits dans lesquels elles sont cantonnées ; imperceptiblement les corps se tendent et se rebiffent.

Elle allait sourire. Pour qu’il défasse enfin l’expectative anxieuse de son visage, toujours mélangée à l’enfantine victoire d’être arrivé à temps et de la retrouver enquiquineuse, appétissante et diligente, sa femme. Elle allait sourire pour qu’il sache de nouveau que jamais plus il ne courrait le danger d’arriver trop tard. Elle allait sourire pour lui apprendre doucement à avoir confiance en elle. Ç’avait été inutile de leur recommander de ne jamais aborder le sujet : ils n’en parlaient jamais mais avaient mis au point un langage du visage où s’exprimaient la peur et la confiance et où questions et réponses se télégraphiaient en silence. Elle allait sourire. Elle tardait un peu mais elle allait sourire. Calme et douce, elle dit : — C’est revenu, Armando, c’est revenu. »

Clarice Lispector, « L’imitation de la rose », dans Liens de famille, 1960.

Le corps, s’en servir comme une source de discours émancipé, et résister à la nécessité de fixer un regard de façon stricte ou définitive. En constant mouvement, ce corps se ménage une position vis-à-vis des objets qui l’entourent et au regard d’un contexte social toujours plus large et intangible.

Lorsqu’il s’agit d’évoquer un corps affranchi des oppositions traditionnelles, la figure de Pier Paolo Pasolini s’invite à nouveau. Il était présent en pointillés dans le film de Rosalind Nashashibi, Carlo’s Vision que nous montrions en juin et avait servi de fil conducteur jusque dans le texte que nous avions formé à partir de son poème en prose Qui je suis (1966). Dans Théorème (1968), le corps d’un hôte de passage instille au sein d’une famille bourgeoise la possibilité d’un renversement radical des valeurs. Le titre de l’un des chapitres du roman, « le fait de se désigner soi-même comme instrument de scandale » pourrait nous inviter à reconsidérer notre corps de spectateur comme moyen d’action. On peut se demander si le public de l’art contemporain, entraîné à toujours rechercher le sens plus que les sensations, n’en aurait oublié son corps, dissolu dans l’abyssal white cube. Brian O’Doherty décrit cette véritable négation du corps comme une tendance morbide : « on doit être déjà mort pour être là. En effet, la présence de ce meuble étrange, son propre corps, semble superflu, une véritable intrusion. » La critique du white cube passerait peut-être aujourd’hui par la réhabilitation d’un corps pasolinien dans l’exposition, qu’il soit évoqué par les œuvres ou incarné par le spectateur. Si nous ne prétendons atteindre cet objectif, nous espérons que les fils que nous tissons, d’exposition en exposition, dans un lieu qui ne prétend jamais être un espace neutre, nous aident à conserver toujours un dialogue entre le corps et l’esprit.

Emilie Bujès
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