Sasha Ferré — Toccata
Exposition
Sasha Ferré
Toccata
Passé : 7 septembre → 7 octobre 2023
Almine Rech a le plaisir de présenter Toccata, la première exposition personnelle de l’artiste française Sasha Ferré avec la galerie.
Sasha Ferré ne voit pas ses toiles. Du moins, quand elle travaille, les mains pleines de couleur, elle ne peut pas les voir, tant elle est plongée dans les fondus de la peinture à l’huile et les caresses à la matière qu’elle manipule. Sasha Ferré ne voit pas ses toiles et pourtant, elle ne travaille que de jour, par nécessité de lumière naturelle. Dans ce qu’elle me confie sur son processus de travail1 je comprends qu’elle performe un rituel diurne qui consiste à enduire la surface d’une toile de lin d’une première couche de peinture tempera colorée pour ensuite recouvrir ce fond de matière grasse pigmentée. Il est déjà question de profondeur et donc de dimensions. Tout le travail de la matière doit se passer dans l’espace d’une journée : une règle dictée par les propriétés physique de la peinture à l’huile qui donne également au travail de Sasha Ferré une teneur conceptuelle (la toile comme unité temporelle). Ce rituel est accompagné de musique. On ne peut pas faire l’économie d’imaginer quels rythmes et mélodies ont pu traverser l’atelier au moment de la composition des dernières toiles de l’artiste.
Dans son atelier justement, tout se passe à même le sol. L’artiste travaille accroupie, à quatre pattes, dans une relation quasi-érotique à la peau de la toile et à la chair de la peinture. La prise de distance reste, à ce stade, impossible : Sasha Ferré est absorbée par la couleur. Lorsque je l’interroge sur cette position, elle me parle d’une histoire spéculative de la peinture, au-delà de l’idée de perspective, de sujet ou de style, qui s’attacherait plutôt à l’étude de la distance entre la toile et la main de l’artiste, ce qui reviendrait à considérer le pinceau comme une technologie de l’éloignement. Elle ajoute que certains peintres qui ont marqué le 20ème siècle et qui se sont parfois affranchis du pinceau ont conservé cette distance : c’est le cas de Jackson Pollock qui ne touchait ni à la peinture ni à ses toiles mais également d’Yves Klein qui peignait ses Anthropométries par l’intermédiaire de femmes nues (à la fois modèles et pinceaux donc). Sasha Ferré a pris la décision d’abolir cette distance (elle abandonne les pinceaux définitivement en 2020).
Cette abolition de la distance entre ses mains, la couleur et la toile est à la fois une posture esthétique puisqu’elle a des répercussions formelles — ce sont bien les traces des doigts et des mains de l’artiste qui surgissent lorsque l’on s’approche de ses toiles — mais également éthique. Il s’agit de replacer l’hapticalité — la capacité de toucher et de se laisser toucher — au cœur du geste de peinture. Le tour de force de Sasha Ferré consiste alors à faire émerger une peinture qui touche à la nature non pas en cherchant à la représenter mais à la faire sentir. C’est cette faille entre le paysage et la peinture abstraite qu’habite l’artiste, déployant un univers de feuillages, vagues, flammes et coraux qu’on ne saurait plus voir mais qu’il faudrait réapprendre à toucher (au-delà du scroll infini des écrans). Les titres de ses œuvres sont les seconds témoins de cette entreprise. Extraits des recueils de poésie Falling Awake (2016) et Nobody: A Hymn to the Sea (2019) de la poète britannique Alice Oswald, ils amplifient la part d’« écologie sensuelle »2 du travail de Sasha Ferré (pour ne donner qu’un exemple : Closer and closer to the ground, 2023).
La matière avec laquelle travaille Sasha Ferré est grasse. Sa peinture n’est pas en pot ou en tube mais se présente sous forme de oil sticks (qu’elle emploie depuis 2017). Des bâtons de peinture à huile qu’elle va d’abord rassembler (sa palette-orchestre), pour ensuite les étaler sur la toile. Derrière l’aspect primitif de ces gestes, il faut souligner le soin apporté par Sasha Ferré dans les fondus de couleur et les apparitions de lumière, qui donnent toute leur dimension aux compositions et transmettent l’impression de mouvement. Tout cela étant énoncé, “Toccata”, le nom donné par l’artiste à son exposition, est signifiant à plusieurs titres. Référence à un style de composition propre à la musique baroque pour différents types d’instruments (majoritairement à clavier mais pas seulement), le terme a pour origine le mot touchée en italien accordé au féminin. Les pièces dites de toccata ont pour but premier la prise de « contact » avec son instrument. Elles sont également, à l’origine, de nature à être improvisées. Au fil des siècles, la toccata a donc pris des formes diverses. Si le titre permet de mettre l’emphase sur les qualités tactiles et rythmiques de la peinture de Sasha Ferré, il est aussi une invitation à non pas regarder mais écouter les couleurs de ses toiles. Le travail de l’artiste fait ainsi écho aux mots du biologiste et philosophe allemand Andreas Weber dans son ouvrage Matter and desire: an erotic ecology (2017) :
« Le monde n’est pas une masse de choses mais plutôt une symphonie de relations entre plusieurs protagonistes changés par leurs interactions : un phénomène naturellement érotique » (p. 29, traduction de l’auteur).3
Cédric Fauq
1 Les échanges avec Sasha Ferré ont eu lieu le 21 juillet 2023, à son atelier, alors même que les œuvres de l’exposition étaient déjà produites.
2 Voir les travaux de David Abram et plus particulièrement The Spell of the Sensuous. Perception and Language in a More-Than-Human World, Vintage Books, New York, 1997, traduction française par D. Demorcy.
3 La phrase d’origine est la suivante : “The world is not an aggregation of things, but rather a symphony of relationships between many participants that are altered by the interaction: a necessarily erotic occurrence.”