Stefan Rinck — Metaphysical Casino
Exposition
Stefan Rinck
Metaphysical Casino
Passé : 13 avril → 3 juin 2017
« Il y a des monstres qui sont très bons,
qui s’assoient contre vous les yeux clos de tendresse
et sur votre poignet
posent leur patte velue.
Un soir —
Où tout sera pourpre dans l’univers,
Où les roches reprendront leurs trajectoires de folles,
Ils se réveilleront. »
Guillevic, 1942
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Récits de pierre
Les figures de pierre de Stefan Rinck composent une population bigarrée et comique, d’animaux pour la plupart, chimères ou monstres. Canidés, chiens, renards ou loups, rongeurs, rats ou souris, ursidés, félins, singes, chouettes, grenouilles, et même un tapir, se côtoient. Mais les animaux ne sont pas seulement des animaux, ils sont costumés, masqués, dotés d’attributs — croix, hache, massue, masque, capuche —, certains portent des noms de héros de la mythologie grecque — Eurydice et Polyphème —, de contes — Pinocchio —, de légendes — Roméo, Siegfried, Sancho —, bibliques — tels Béhémoth et Léviathan —, d’autres, fonctionnels — Bourreau, Arbitre ou Croisé. On rencontre aussi des monstres actuels : un Troglodyte avec Wall Street et un autre Troglodyte avec masque, ou encore un Angry Citizen. Les personnages sculptés de Rinck composent une assemblée de non-humains discordante mais parente : ils viennent d’un autre monde, d’un imaginaire archaïque, tissé de mythes et de légendes.
Si, au Moyen-Âge, les animaux étaient le miroir symbolique de l’humanité, ceux de Rinck ne sont pas, quant à eux, des personnifications symboliques. Que signifie aujourd’hui ce bestiaire d’inspiration médiévale ? Avec cette faune, l’artiste explore une verve comique, réaliste et fantastique, et revivifie l’iconographie avec une pratique typique du Moyen-Âge : la sculpture par taille directe de figures de pierre.
Individuelles et fortement caractérisées, les sculptures de Rinck rappellent les personnages de l’art roman qui animent les chapiteaux et les tympans d’églises. Elles en ont la morphologie et le style : la petite taille — nombre d’entre elles mesurent entre 50 et 60 cm, l’aspect hybride de la chimère et du monstre, les expressions grimaçantes ; elles ont aussi la densité tellurique du gnome. Ce sont des figures grotesques, dans lesquelles on reconnaît le comique vitaliste, typique du réalisme médiéval que décrit Mikhaïl Bakhtine, qui s’exprimait dans les processions bouffonnes, lors de fêtes religieuses et populaires. La parodie, qui autorisait alors l’inversion des valeurs et des hiérarchies ecclésiastiques et sociales, caractérise également l’art de Rinck, empreint de cette atmosphère de mascarade et d’excès transgressif qui rappelle la Fête des Fous, dans laquelle Victor Hugo plonge son lecteur dès le début de son roman Notre-Dame de Paris (1831).
La mascarade ou le carnaval sont un thème prédominant. Quantité de ses animaux sont ainsi affublés d’un masque ou d’un costume médiéval à losanges surmonté d’une fraise. Ainsi en va-t-il du Maître des plaisirs, du Roi soleil, du Bouffon, de La Boule, d’Eurydice, de Roméo, de Mercure et du Diseur de bonne aventure (Fortuneteller) doté d’un corps-dé, tous inspirés d’un ballet baroque de cour, le Ballet des Fées des forêts de Saint-Germain (1625), parodie merveilleuse et virevoltante des mélodrames en vogue au XVIIe siècle.
Or, si le Moyen-Âge colore a priori l’art de Rinck, ses références se cristallisent en fait autour de quelques obsessions « gothiques », à la manière romantique : un goût pour la mythologie et les contes populaires, d’époques et de cultures différentes, pour le fantastique ou les figures de l’hybris ou de la démesure.
Ses créatures se sont ainsi émancipées de leur cadre architectural. Depuis lors, elles voyagent dans le temps et dans l’espace, elles fraient et s’hybrident avec nombre de leurs congénères aztèques, incas, amérindiens, africains, océaniens et européens. Souvent rigides et érigées, elles ressemblent à des déités votives, funéraires ou domestiques et, lorsque l’artiste les réunit sur un même socle, une foule nous fait face, et semble nous interpeller : D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
Le titre aussi est un costume. La sculpture Eurydice est une tête de mort sur un vêtement d’époque Renaissance, dont la fraise redouble d’ailleurs la denture ; Orphée, tête de mort également. Certes, entre Orphée et Eurydice, le lien à la mort est fort, néanmoins, sans le titre, comment imaginer qu’il s’agit de la dyade Eurydice ou du bel Orphée, comment identifier Roméo dans le chat ou le rat masqué ? Titres, attributs ou apparences relèvent d’un jeu de masques dans cette « éternelle comédie des créatures1», amovibles comme des pions sur un échiquier. Dans cette comédie, rien de stable, certaines sculptures portent même le nom de leur forme : c’est le diable ! (Jack in the box) ; de même les totems sont Totem, parfois, un chien est Chien, et un renard, Renard. Et le Cyclope Polyphème qui semble un golem inachevé a bien une tête-œil. Les symboles ont perdu leur puissance. L’absurde peut nous pousser vers un antidote — la croyance (le totem, la déité) –, ou vers la réalité concrète — un chat est alors chat –, ou dans une violence aveugle et monstrueuse. Aucune méprise possible : Rinck se situe aux antipodes d’un formalisme et d’un relativisme postmodernes qui pensent en signes et en images, ses figures sont faites de la matière même d’un drame, « le drame du paysage » (Victor Hugo), de la faune et de la flore que les humains détruisent.
Ces petits rocs taillés se dressent avec fierté : îlots verticaux, fidèles au bloc natif dont ils sont extraits. Ils s’imposent par une présence immédiate. Cela tient au travail primitif de la matière qui transparaît dans leur aspect brut, voire rustre. Les traces de percussion sont visibles, les incisions, parfois agressives, surtout dans le dur marbre. Les textures des surfaces varient, grumeleuses (The Magic Cube, you carry), striées ou polies (Casinofretman). L’artiste cherche l’expression dans la profondeur comme le graveur la cherche dans le trait.
Rinck nous ramènerait-il à l’âge de pierre ? Oui, en ce sens que la taille directe implique une certaine relation à la matière, au geste, à l’outil ; elle est par ailleurs rare non seulement dans l’art contemporain et moderne, mais également dans l’art classique. Or, selon Michel-Ange, le véritable sculpteur pratique la taille directe. Il doit comprendre et laisser s’exprimer le bloc de pierre : il extrait la forme de la matière. L’œuvre résulte d’une lutte : deux volontés s’affrontent, « la volonté incisive de la matière » et la « volonté humaine » (Gaston Bachelard2). Ainsi, la taille directe donne-t-elle forme à une lutte contre la résistance du matériau, lutte dans laquelle s’est annoncée la domination de l’homme sur la nature. Ne faut-il pas se ressaisir des gestes primitifs et cognitifs de lutte, en inversant la courbe destructrice d’un combat inévitable et constructeur ?
Les sculptures de Rinck sont ancrées dans le surréel plus que dans le réel, un surréel rocheux, qui est déjà-là, dans la nature, avant le regard humain qu’il contribue à former. Peut-être évoquent-elles ce temps où les non-humains parlaient, parce que les humains les écoutaient ? L’humain dans sa forme achevée est quasi-absent de la cohorte de Rinck, présent sous la forme crâne de la vanité et de la mort — motif récurrent de sa mascarade. Un arbre dont les fruits sont des têtes-de-mort concrétise en une apothéose sophistiquée la vision d’un homme enfermé dans sa folie au cœur de la jungle (Kongotree 3).
Le grotesque appelle le tragique, et la mascarade, la danse macabre. Le comique se teinte de mélancolie, de cruauté, de colère ou d’impavidité. L’invulnérable Siegfried semble perdu sur son bateau-jouet. Eurydice, les poings serrés, fulmine contre Hadès ou contre Orphée. Quant à l’indomptable Béhémoth, appuyé sur une massue préhistorique, il retient sa colère derrière sa gueule carnassière. Le molosse Chained Fret est enchaîné à une pierre : adopté, domestiqué, il est lesté d’un poids mortel. Or, ces êtres de grès, de marbre, de basalte, de granit sont des figures de la terribilità : blocs de terre-terreur. Une puissance pathétique jaillit de ces géants miniaturisés.
Ils ne veulent plus être le miroir d’une humanité qui détruit le monde vivant ; le reflet sculpté en relief du Singe devant un miroir sort de la glace.
Les animaux familiers sont nos énigmes — de fières énigmes.
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1 “The Ethernal comedy of the creatures”, titre de l’exposition de l’artiste dans la galerie Alegria à Madrid en 2015.
2 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, 1948
3 L’œuvre Kongotree est inspirée de la scène finale du film Au cœur des ténèbres (1933) de Nicolas Roeg, tiré du roman éponyme de Joseph Conrad.
Horaires
Du mardi au samedi de 11h à 19h
Et sur rendez-vous