Boris Mikhailov
Il est fort possible que l’historien du futur considérera ce début du vingt-et-unième siècle comme l’époque au cours de laquelle la photographie aura radicalement changé de statut — quittant celui d’outil permettant de représenter la réalité, pour adopter celui d’un élément constitutif de la réalité elle-même, ni plus ni moins consubstantiel à nos vies quotidiennes que l’eau du robinet ou l’asphalte des trottoirs. Nous considérons de moins en moins une photo en tant que trace ou que support de souvenir, ni même comme l’enregistrement d’un moment : ce sont les moments vécus eux-mêmes, lourds d’une pluie d’images immobiles, qui appellent le cadrage et les retouches numériques. Paparazzi, mondains munis de portables, journalistes, techniciens, touristes, parents consciencieux, R.P de soi-même sur myspace ou facebook.com, nous sommes tous pris dans cette temporalité iconique, que rythme la petite syncope de l’image gelée. En un ! mot, dans un monde qui se définit par la représentation, qui s’enregistre en permanence et se contemple en train de s’enregistrer, l’image fixe est un simple moment du mouvement.
Peu de photographes, peu d’artistes, sont les contemporains de cette métamorphose. Mais Boris Mikhailov l’est, car sa pratique ne s’indexe pas sur un quelconque mode ancien de la photographie, mais les convoque tous. Ses œuvres ne se limitent jamais à des instants capturés. La valeur cultuelle de l’image photographique s’est effacée, tout comme l’aura des choses en général, mais Mikhailov est un braconnier, pour qui le fameux « coup d’œil » du professionnel importe moins que la matière que l’image contient — et peu importe comment elle se retrouve chez lui. La scène primitive par laquelle débute son activité de photographe est à ce sujet éclairante : utilisant un appareil confié par l’entreprise d’état dans laquelle il travaille comme ingénieur, il en détourne l’usage pour faire des clichés érotiques de sa femme ; il est découvert, et immédiatement renvoyé. Il gagne alors sa vie comme photographe populaire, et en retouchant de vieilles photos de famille qu’on lui confie ça et là. D’emblée, la pratique photographique s’indexe chez Mikhailov sur le détournement, l’interdit et la manipulation d’images provenant de multiples sources.
Numérisée donc, comptée en dpi, customisée par des logiciels qui, comme photoshop, permettent d’altérer à l’infini ses rapports avec la réalité enregistrée, la photo n’a plus grand chose à voir avec la magie lumineuse qui a bouleversé au dix-neuvième siècle la relation entre l’artiste et le réel. Les expérimentations de Daguerre ont jadis permis aux peintres impressionnistes de repenser la figuration à partir de l’impact lumineux ; aujourd’hui, les pixels des caméras numériques autorisent les artistes à concevoir l’espace humain comme une construction sans fondement, comme une pile d’illusions faite de strates d’images. Le « Grand récit » soviétique, fiction qui ne s’est vite plus donné la peine de s’incarner dans du réel, a permis à Mikhailov de percevoir le monde comme une fantasmagorie, une pléthore d’images qu’il s’agissait de creuser d’un côté, de retoucher de l’autre.
« Case history » (1997-1998), est un opéra urbain, la série la plus brutale et la plus folle de Mikhailov : en un incroyable tourbillon de photographies (plus de cinq cents), il met en scène la vie des clochards de Kharkov, dirigeant ses acteurs rémunérés comme s’il était le Vicente Minelli des bas-fonds. Il fait partie de l’image, et celle-ci n’est que le produit de cette participation : le réel n’est pas une matière brute que l’acte de la prise de vue aurait pour tâche de révéler, mais une simple modalité de l’image.
Dans les œuvres de Boris Mikhailov, le statut de la photographie est celui d’une féerie déjà passée : les scènes sont parfois empreintes de nostalgie, et les clichés eux-mêmes semblent être des retirages, énième version d’un original perdu. C’est qu’en tant que pratique, elle appartient à un continent perdu, à un univers suranné dont Mikhailov se contente d’assembler les fragments. Stan Douglas explique qu’il utilise des technologies d’hier pour ses installations filmiques, car « les formes obsolètes de communication deviennent un index pour la compréhension du monde que nous avons perdu. » C’est pour des raisons identiques que Rodney Graham installe au centre d’une de ses expositions un lourd projecteur d’antan, ou que William Kentridge utilise les techniques du film muet pour ses animations en noir et blanc. Chez Mikhailov, la photographie est à la fois le reste d’un univers disparu, et le lien qui nous unit à cet univers.
Comme toute technologie, la photo produit des spectres, explique Jacques Derrida. Plus précisément encore, des revenants : cette image, que l’on vient de prendre de mon visage, sera celle que d’autres verront après ma mort… Bref, sitôt qu’existent une inscription, un enregistrement, le futur et le passé s’entremêlent, et ce qui est passé devient à venir. Toute trace produit une hantise, un univers peuplé de revenants : « la technologie décuple le pouvoir des fantômes », comme l’écrit Derrida. Mais en même temps, ces spectres intensifient la vie, la dédoublent, la remplissent de nouveaux potentiels. L’on pourrait ainsi dire de Boris Mikhailov qu’il construit la maison hantée du monde soviétique, une étrange collection d’images qui chacune porte la trace d’une espérance collective, de rêves intimes, de sensations oubliées.
Nicolas BourriaudBoris Mikhailov
Contemporain
Photographie
Artiste ukrainien né en 1938 à Kharkov, Ukraine.
- Localisation
- Kharkov & Berlin, Allemagne