Monique Moreira
LE GOÛT DU NEUTRE EN PEINTURE
Didier Semin, 2009
L’amateur d’art distrait qui croisera les œuvres de Monique Moreira aura vite fait de les ranger dans une catégorie bien connue : Pop Art. Et de peut-être vite passer son chemin — ou, s’il est très au fait des tendances, de s’interroger un instant sur l’émergence possible d’un courant post-pop (dans le monde de l’art contemporain, le préfixe post accolé à n’importe quoi suffit en général à faire bonne figure, socialement parlant) avant de passer son chemin, un tout petit peu plus lentement. Pour les botanistes et les entomologistes, mettre un nom sur une plante ou un insecte, c’est s’émerveiller d’une trouvaille, se réjouir de faire un peu de rangement dans le grand désordre foisonnant de la chambre du monde. Pour un amateur d’art, mettre un nom sur une œuvre — nom propre ou nom de mouvement — c’est trop souvent la ranger dans un tiroir, et cesser de la voir vraiment.
C’est assez compliqué, parce que, du pop, dans l’œuvre de Monique Moreira, naturellement il y en a. Son répertoire est analogue à celui des artistes britanniques pour qui Lawrence Alloway est réputé avoir inventé l’expression mass popular art, devenue pop art : emballages industriels des produits de consommation courante, signalétique urbaine, panneaux publicitaires … Mais les ressemblances — ce qui est de l’ordre du connu — comptent dans ce cas moins que les différences : les secondes ne sauteront pas moins aux yeux de l’amateur que les premières, à condition que ce dernier ne soit justement pas distrait.
Mais ce mouvement de retrait n’aurait probablement aucun sens face à ce que sont aujourd’hui majoritairement les images industrielles photographiques, brillantes, léchées, sensuelles, et sophistiquées dans la très contestable fonction qui est la leur d’attirer le chaland — c’est-à-dire de lui vendre ce dont il n’a nul besoin. Monique Moreira choisit à dessein des images pauvres, en tout cas ce qui subsiste d’images pauvres dans l’univers de la marchandise reine : ses emballages alimentaires semblent provenir de supermarchés de l’ancienne Allemagne de l’Est, ou du pire stock de Hard Discount qu’on puisse trouver dans Paris ; les emballages de vêtements doivent être extraits des plus mémères des boutiques mémères du XVème arrondissement de cette même ville (je sais que je vais me faire des ennemis, à commencer par Monique Moreira elle-même qui y vit, mais ce XVème arrondissement où Roger Caillois voyait des mystères à chaque coin de rue demeure pour moi essentiellement une sorte de conservatoire de boutiques mémères) ; ses emprunts à la signalétique urbaine et à la publicité se font toujours du côté le plus rudimentaire : pictogrammes conçus pour être aisément déclinés, fonds d’affiches préfabriqués pour soldes sauvages, slogans pour étals de marchés. Bref : Monique Moreira choisit de célébrer humblement des images obscures, ouvertement déclassées à l’ère de la reproduction numérique. Comme si la grâce (après m’être mis à dos les habitants du XVème, je vais m’aliéner mes collègues critiques d’art, qui pensent que seuls des académiciens vieillissants s’autorisent, encore, à parler de la sorte) n’existait plus que dans les images sottes et invalides que personne ne remarque ( il y a belle lurette que les peintures idiotes d’autrefois, dessus de porte et toiles de saltimbanques d’ Une saison en enfer se vendent à prix d’or dans les boutiques d’antiquaires), et comme si la peinture retrouvait la fonction de célébration de l’inaperçu qu’elle avait du temps des Vanités et des Bodegones, ces tableaux du XVIIème (siècle, pas arrondissement) espagnol, qui s’attardaient avec tendresse sur de simples instruments de cuisine.
Ce qui frappe d’abord, dans les tableaux de Monique Moreira, c’est une forme d’humilité qui cadre mal avec l’interprétation qu’on fait habituellement du Pop Art comme éloge ou critique virulente de la société de consommation (chez Warhol, Lichtenstein ou Rosenquist, on trouve en effet l’un et l’autre). Il y a quelque chose de franciscain dans la manière artisanale qu’elle a de très méticuleusement recouvrir ses tableaux de couleur, sans virtuosité apparente, mais à la perfection, comme si elle ne s’autorisait d’autre talent que la patience — c’est-à-dire précisément le talent des humbles, celui des dentellières et des moines copistes, des ébénistes et des tapissiers, à l’opposé de la désinvolture conquérante des artistes qui aspirent à s’élever ostensiblement au-dessus de la condition d’artisan. Elle se place, vis-à-vis de l’imagerie industrielle qu’elle copie, et qui est évidemment produite mécaniquement (à partir de motifs tellement écrasés par les procédés d’impression et de multiplication que le dessin original, dont peut-être ils découlent, est complètement oublié) exactement dans la situation de ces artistes qu’on dit naïfs et dont le douanier Rousseau est l’archétype : tout comme ces derniers aspirent, ou font mine d’aspirer, à une technique académique qu’ils échouent magnifiquement à maîtriser (mille Léon Bonnat contre un minuscule Jules Lefranc !), Monique Moreira semble s’échiner à reproduire à la main des images mécaniques sans qu’aucun indice vienne trahir ouvertement la trace de la main, et sans parvenir tout-à-fait cependant à la faire disparaître. On est très loin, justement, des origines du Pop Art, ces prémices qu’une fameuse exposition a un jour désignés comme Hand Painted Pop1, un « pop fait main » qui rachetait des images banales par d’ostensibles mouvements de brosse qu’on n’avait pas de mal à rapporter au grand art de la peinture. Il y a dans l’ application minutieuse, au sens strict du terme, de Monique Moreira, un premier mouvement de retrait monastique.
John Cage, comme Barthes grand amateur de haïkus, mais quant à lui aussi de champignons — ce qui n’est pas surprenant, les seconds étant à la cuisine ce que les premiers sont à la littérature, la plus modeste enveloppe des associations les plus subtiles — chercha un jour un haïku qui traiterait de champignons. Il en trouva un, de Bashô justement, dans un recueil de R.H. Blyth, spécialiste de ce genre littéraire aux États-unis. Phonétiquement (on sait que la métrique spécifique des haïkus est difficilement transposable dans une langue autre que le japonais), cela donne à peu près :
Matsutake ya (champignon des pins)
Shivanu kono ano (ignorance /feuille d’arbre)
Evaritsiku (adhérence)
Aucune morale pourtant dans cette célébration, à l’inverse de ce qui se passe dans les Bodegones ou les Vanités. Pas de plaidoyer pour une réhabilitation, pas d’éloge ou de dénonciation dans les tableaux de Monique Moreira — juste le constat neutre d’un être-là des choses les plus anodines parmi celles qui entourent un citadin d’aujourd’hui. Un constat sans bavure : mauvais jeu de mots, sans doute, s’agissant d’une peinture à la netteté en effet irréprochable, mais c’est pourtant avec une expression assez proche que Roland Barthes s’efforçait de définir l’étonnante forme brève du haïku, si déroutante pour les occidentaux avides de symboles, d’allégories, et d’intentions — une écriture « sans bavures ni interstices », ni bien entendu fioritures, simple et coupante comme une note unique délicatement plaquée sur le meilleur piano. Et s’il y a quelque chose à comprendre de la peinture de Monique Moreira, c’est bien qu’il n’y a rien à y comprendre de plus que cela, que la parfaite adéquation de leur modestie à la modestie de ce qu’ils représentent. Si le choix de l’artiste se porte sur ces motifs simples et lisses, ça n’est pas du fait de la compassion franciscaine pour les pauvres choses que le caractère patiemment artisanal de ses toiles évoque d’abord : c’est le choix esthétique de ne pas peindre plus que la peinture ne pourrait rendre sans devenir bavarde. Il n’y a pas plus chez Monique Moreira de « peinture de la société moderne » qu’il n’y a, mettons, de haïku décrivant la prise de la smala d’Abd-El-Kader ou les romains de la décadence. Promeneuse dans un espace urbain, elle retient d’un réel d’où a fui toute nature des événements inaperçus, qu’elle épingle avec la précision d’un Bashô qui aurait échangé dans une échoppe de l’espace-temps son encre et ses mots contre de l’acrylique et des images : des haïkus visuels.
La traduction de Blyth ( « La feuille d’un arbre inconnu est collée à un champignon » ) ne satisfaisait pas Cage. Un ami japonais interrogé à ce sujet lui suggéra, après quarante-huit heures de réflexion, une version différente : « Le champignon ne sait pas que la feuille est collée sur lui ». Mais Cage n’était toujours pas satisfait. Longtemps après un « Ce qui n’est pas su réunit la feuille et le champignon » , qu’à raison il trouva lourd et pédant, il aboutit enfin à ce qu’il jugea le moins inapproprié : « Quelle feuille ? Quel champignon ? ».
La simplicité, quand elle sonne juste, n’est pas autre chose que de la complexité distillée — raffinée, au sens chimique du terme. La tradition du haïku en est le meilleur exemple. Et la peinture de Monique Moreira atteint à cette admirable simplicité, qui n’est pas faite de manque d’imagination, comme le pensera peut-être l’amateur d’art distrait colleur d’étiquettes (tant pis pour lui), mais de patience et de longueur de temps, ramassées en une forme aussi économe que discrète.
Monique Moreira
Contemporain
Dessin, peinture
Artiste française née en 1974.
- Localisation
- Paris, France
- Thèmes
- Aliénation, alimentation, consommation, économie, hyperréalisme, société