Camille Tsvétoukhine — Into my eyes, into my purple mind
Exhibition
Camille Tsvétoukhine
Into my eyes, into my purple mind
Past: March 22 → May 25, 2024
À la galerie Loevenbruck, l’exposition de Camille Tsvétoukhine, Into my eyes, into my purple mind, recrée l’ambiance et l’espace de l’atelier grâce à la lumière produite par les divers accessoires (lampe à lave, lampe sur pied blanc, feu de cheminée sur écran), à la musique diffusée dans une sélection de vinyles posés sur un guéridon, ainsi qu’aux meubles et objets rapportés. (…) Le canapé marron de l’artiste trône au milieu de cette reconstitution partielle, qui inclut une moquette violette — évocation de sa palette –, invitant le spectateur à pénétrer plus avant dans son intimité. L’idée n’est pas seulement de ressentir l’essence d’une pratique mais aussi de rendre compte d’une continuité formelle entre certaines œuvres de l’artiste et les objets qui peuplent son quotidien ; le rapport au domestique est une dimension essentielle du travail de Camille Tsvétoukhine, qui considère ces objets glanés tant dans diverses brocantes que dans la riche rue parisienne comme une source majeure d’inspiration.
La sorcière des pinceaux, par Patrice Joly, commissaire de l’exposition
La première rencontre fut le fait de Lili Reynaud Dewar, qui l’invita à participer à l’exposition « Suite », pour laquelle il était demandé à huit artistes ayant réalisé des expositions personnelles à Zoo galerie, de Nantes, d’inviter un ou une autre artiste de leur choix afin de compléter la liste1. Dans ce passage de relais générationnel et amical destiné à promouvoir le travail d’un plus jeune et, de la sorte, à le faire bénéficier de sa visibilité, Lili choisit Camille Tsvétoukhine, alors son élève à la prestigieuse Haute École d’art et de design (Head), de Genève2 . D’emblée les pièces de Camille trouvèrent preneurs auprès de collectionneurs, parisiens pour la plupart, miraculeusement présents à la galerie le jour du vernissage, de même que celles des autres artistes, emportés dans ce tourbillon inattendu d’achats. Les benjamins purent ainsi profiter de la bienveillance de leurs aînés. J’avoue que la rapidité avec laquelle les pièces de Camille et des autres artistes furent acquises me remplit de bonheur et de fierté.
Parmi les œuvres exposées lors de cette première collaboration figuraient déjà quelques-uns des ingrédients du travail de l’artiste, qui n’ont pas cessé de s’étoffer et de s’affirmer depuis. Les hamburgers en céramique (Famille des gras, 2013) eurent beaucoup de succès : posés sur des bûches, ils évoquaient une espèce de convivialité campagnarde où se mêlaient deux registres culturels, celui du produit populaire de grande consommation, le fameux burger, et celui de la veillée autour de la cheminée, registres assez contradictoires au final mais qui résument bien une époque où se cultive une propension généralisée à l’oxymore. Dans cette association on distinguait cependant un intérêt marqué pour l’objet vernaculaire. L’art, dans ce cas, a le pouvoir de sublimer ce qui peut passer pour vulgaire ou laid : transformé par le four à céramique, l’anodin, auquel on ne prête plus guère attention, devient source d’émerveillement esthétique. La fonction de l’art a été décrite maintes fois et l’emploi d’objets du quotidien revisités par le pinceau de l’artiste ou par le four du céramiste aussi souvent analysé. Chez Camille Tsvétoukhine intervient une autre dimension de l’artefact, celle de l’objet animé, plus exactement de l’objet qui vous « sourit » ou qui « semble exprimer » une pensée ironique sur le monde. Plus tard, l’artiste poursuivra dans cette direction avec une série de massues (Massue préhistorique animiste, 2017) réalisées pour l’exposition « (I.C.) Intelligence collective » (Genève, LiveInYourHead, 2017).
Ces dernières sont dotées d’un visage au milieu duquel émerge la paire d’yeux d’une petite créature sensible anticipant l’issue fatale de son devenir en tant que gourdin de céramique à l’espérance de vie des plus limitée. De nombreux autres objets du même acabit ont peuplé depuis son univers, comme ce pinceau géant « habillé » de soie et de fil d’or (Sabbat mou, 2019) ou, plus récemment, ce fer à cheval démesuré aux contours grossiers (La chance vous sourit, 2024). Animisme, féerie de l’objet, réenchantement du quotidien à la manière de Merlin : avec les céramiques « animées » de Camille Tsvétoukhine, on navigue entre le merveilleux de la forêt de Brocéliande et le Fantasia de Walt Disney, entre la comptine et le vertige grotesque d’un Franz Kafka ou, plus près de nous, d’un Emir Kusturica. On pense bien sûr aux pop artistes et à leur manière de s’emparer des articles de grande consommation, telle la boîte de soupe Campbell chère à Andy Warhol.
Et de la soupe Campbell au burger il n’y a d’ailleurs qu’un pas, que l’américanisation de la société française jusque dans ses habitudes culinaires nous permet de franchir sans grande difficulté. La pratique de Tsvétoukhine flirte avec le Pop Art, mais un Pop Art plus ludique, plus féministe que celui de ses illustres prédécesseurs, un Pop Art qui n’enfourche pas les grands sentiers du fétichisme de la marchandise et de sa dénonciation/fascination, mais qui s’engouffre dans les couloirs plus aériens et cocasses de la sorcière et de son fameux balai. Les objets de Camille Tsvétoukhine ont plus à voir avec les signes dérisoires et comiques d’une magie noire domestiquée qu’avec le symbolisme chargé des Andy Warhol et autres Claes Oldenburg.
Un Pop Art plus fantaisiste donc, qui penche du côté de la sorcellerie, mais là encore sans emprunter aux discours émancipateurs. La sorcellerie à laquelle Tsvétoukhine fait allusion est burlesque, dédramatisée, plus proche des facéties de Bewitched / Ma sorcière bien aimée que des positions dénonciatrices, à raison, d’un Carlo Ginzburg.
Cette fantaisie associée à l’amour du surnaturel qui imprègne le travail sculptural de l’artiste, on la voyait déjà à l’œuvre dans la performance qu’elle avait imaginée pour la Biennale de Belleville, Hanter Belleville (2014), où elle s’emparait de la figuration populaire du fantôme, un linge percé de deux trous au niveau des yeux, et imaginait une manifestation de ces mêmes fantômes, certainement dans l’idée de revendiquer plus de visibilité, ou la retraite à six cents ans… Plus récemment, l’artiste s’est tournée vers la peinture ou plutôt vers la forme tableau, y réintroduisant ses thèmes favoris, comme ses attaches terriennes ou le rapport à l’iconographie catholique. L’utilisation du textile n’est pas seulement illustrative ou commode pour des questions de couleur (celle du fond, notamment, devenant sans objet, le tissu faisant office de support et d’apprêt), elle renvoie à une symbolique bien établie : le velours mauve, par exemple, fait référence à l’habit du prêtre, à ses coloris chauds et au chatoiement de la parure qui participent de la solennité de l’office.
Les œuvres picturales de Camille Tsvétoukhine instillent du récit à partir de leur composition, qui mêle des éléments à la consistance disparate. Les matériaux qu’elle incorpore, les étoffes qu’elle choisit pour ses fonds ne sont pas de purs accessoires esthétisants, ils construisent de la narration à partir de leur assemblage, pouvant relier des éléments terrestres à des éléments célestes dans un mélange assez inattendu. Certains motifs, comme celui de la carotte, réapparaissent régulièrement, apportant une touche de bizarrerie qui pourrait nous laisser perplexes si nous ne savions pas que le légume orange peut faire penser, dans l’esprit de l’artiste, au capitalisme kleptomane via la référence au nez de Pinocchio s’allongeant, signe du « carottage3 » et du mensonge inhérent au régime économique en question.
Ce motif, dans certains tableaux, enfle à l’égal de son référent fictionnel, emportant l’intégralité de la composition (L’Homme carotte 1, 2023). Les branchages qui rythment le grand tableau bleu (Du jardin au tapis, 2022) composent avec le reste de la « toile » un paysage qui renvoie aux hétérotopies de Michel Foucault : ces dernières sont des espaces autres, des utopies concrètes qui échappent à la clôture de la vie ordinaire en devenant des véhicules pour l’imaginaire. Le cimetière est une illustration parfaite de ce concept central de la pensée du philosophe, il représente une ville « noire » parallèle ; pour l’exposition qu’elle a réalisée à l’Atelier 84, l’artiste a glané des éléments dans le cimetière nantais de Miséricorde afin de les intégrer à une série de petits formats sur velours (Carpet Cosmogony #1 à #9, 2022). En reproduisant ainsi la forme, en miniature, du jardin à la française, elle redouble la référence à la pensée de Foucault, pour qui le jardin est un autre exemple emblématique de l’hétérotopie.
À cela s’ajoutent des préoccupations éco-féministes, la plupart des cimetières étant désormais soustraits à l’épandage des pesticides, de même qu’ils deviennent des lieux favorisant la diversité et la préservation des espèces. Des préoccupations que l’on retrouve dans ses objets en céramique, tels ses pieds géants (À bras le corps, 2019) : ces derniers sont le symbole d’un désir de reconnexion à la terre, au-delà de leur étrangeté légèrement inquiétante, car ils sont justement remplis de terre et sont nus. L’artiste évoque ici la pensée de l’écrivaine américaine Starhawk, qui prône cette reconnexion au moyen de rituels que l’on peut considérer comme néo-païens5.
Les récits qui traversent les tableaux ou les artefacts de l’artiste, comme les références qu’elles convoquent, s’entrecroisent, composant un vocabulaire formel et intellectuel pour le moins baroque, éco-féministe, anticapitaliste, ésotérique et néo-païen, qui enregistre toutefois des résurgences liées à son éducation chrétienne.
À la galerie Loevenbruck, l’exposition recrée l’ambiance et l’espace de l’atelier grâce à la lumière produite par les divers accessoires (lampe à lave, lampe sur pied blanc, feu de cheminée sur écran), à la musique diffusée dans une sélection de vinyles posés sur un guéridon, ainsi qu’aux meubles et objets rapportés. Pour Lars Bang Larsen6, la reconstruction plus ou moins fidèle de l’atelier de l’artiste permet de faire entrer le spectateur dans son univers et de se saisir de sa présence fantomatique. Le canapé marron de l’artiste trône au milieu de cette reconstitution partielle, qui inclut une moquette violette — évocation de sa palette –, invitant le spectateur à pénétrer plus avant dans son intimité. L’idée n’est pas seulement de ressentir l’essence d’une pratique mais aussi de rendre compte d’une continuité formelle entre certaines œuvres de l’artiste et les objets qui peuplent son quotidien ; le rapport au domestique est une dimension essentielle du travail de Camille Tsvétoukhine, qui considère ces objets glanés tant dans diverses brocantes que dans la riche rue parisienne comme une source majeure d’inspiration. Elle n’est pas loin d’un Marc Camille Chaimowicz, dont le travail est composé majoritairement de ces assemblages d’objets à la forte « personnalité », source inépuisable d’enchantement au quotidien, appel sans pareil à la rêverie.
Patrice Joly, février 2024
Camille Tsvétoukhine est née en 1987, elle vit et travaille à Paris. Elle est diplômée de l’École supérieure des beaux-arts (ESBA) d’Angers, en option communication visuelle, ainsi que de la Haute École d’art et de design (Head), de Genève, en pratiques artistiques contemporaines. Son travail a été présenté lors d’expositions personnelles en France et à l’étranger — Indice 50 (Paris, 2015), galerie Interface (Dijon, 2016), artist run space Salon (Madrid, 2016), Zoo galerie (Nantes, 2018), Bains-Douches (Alençon, 2018), parc Saint-Léger (Nevers, 2019), ateliers Bonus (île de Nantes, 2022) — et elle a participé à de nombreuses expositions collectives. Parallèlement à sa pratique artistique, elle a développé depuis 2017 un artist run space intitulé Idealfrühstück, où elle montre, dans son espace de vie et d’atelier, le travail d’autres artistes plasticiens. Elle est également membre de l’Association française des commissaires d’exposition (C-E-A).
Patrice Joly est le rédacteur en chef de 02, revue trimestrielle bilingue français-anglais et gratuite, dans laquelle il publie interviews, portraits, critiques et essais. Il est le directeur de Zoo, centre d’art contemporain de Nantes dédié à l’émergence des jeunes artistes, soutenu par la Ville de Nantes et le ministère de la Culture. Il est également commissaire d’expositions indépendant.
1 Exposition « Suite », Nantes, Zoo galerie, 2013 : Mark Geffriaud / Jurgis Paškevičius, Florian et Michaël Quistrebert / Katja Novitskova, Bruno Peinado / Romain Bobichon, Émilie Pitoiset / Pascaline Morincome, Blaise Parmentier / Glen Loarer, Morgane Tschiember / Hugo Lemaire, Claire Fontaine / Achim Aachen, Lili Reynaud Dewar / Camille Tsvétoukhine.
2 Camille Tsvétoukhine a fait partie des lauréats des New Heads — Fondation BNP Paribas Art Awards — C’est moi qui choisis, qui donna lieu à une exposition, sous la direction de Marc-Olivier Wahler.
3 Carotter : verbe transitif, familier ; prendre quelque chose par la ruse.
4 « Ainsi c’est ainsi, même les feuilles meurent aussi et ici », Nantes, Atelier 8, Bonus, 2022.
5 « Notre champ personnel d’énergie n’est jamais complètement séparé du champ d’énergie de la terre. Quand nous nous connectons profondément à cette grande source d’énergie, nous pouvons renouveler notre propre vitalité et en faire le plein constamment. Tout ce que nous rencontrons de négatif peut passer à travers nous à la terre, comme la foudre peut être mise à terre. Si nous devenons partiellement déconnectés, comme nous le faisons souvent quand nous sommes stressés, nous devenons sans terre, dans tous les sens » (Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015, trad. anglais Morbic, p. 104).
6 Lars Bang Larsen, « The Other Side. Le spiritisme dans l’art en tant que source d’inspiration, quelques exemples contemporains », Frieze, n.106, 14 avril 2007.
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