Hendrik Hegray — Tout Smoke

Exposition

Dessin, edition

Hendrik Hegray
Tout Smoke

Passé : 17 mars → 23 avril 2023

Hystérie collective et art quantitatif : si tous tes copains sautent du pont, qu’est-ce que tu fais ?

Il y a une vidéo sur YouTube que j’aime bien, avec juste deux plans. Le premier est une plongée sur un seau rouge vide au sommet duquel conduisent, à gauche et à droite, deux petits bouts de bois recouverts d’un maillage vert. Un mec entre de dos dans le champ, puis colle du plastique transparent sur le seau, puis le perce en son centre de deux coups de cutter croisés, puis jette des graines de manière volontairement imprécise dans le trou, histoire que des graines tombent aussi à côté — sur le plastique, sur les bouts de bois, sur le sol. Des souris arrivent peu à peu, attirées par les graines au sol, puis par les graines sur les bouts de bois, puis par les graines sur le plastique, jusqu’au moment où elles tombent dans le trou et s’y jettent collectivement les unes après les autres, attirées par les graines au fond du seau. Peu à peu, des dizaines de souris se retrouvent coincées dans le seau. Elles ne peuvent remonter, le seau étant trop haut et trop lisse. Le mec de dos ouvre alors entièrement le plastique. Nouveau plan, plongée plus serrée sur l’intérieur du seau : on découvre que les souris se sont toutes placées verticalement, le museau levé au maximum, histoire de pouvoir respirer — quitte à se serrer très très fort. Fin de la vidéo.

La dernière image fait peur, car on se dit que les souris coincées tout au fond n’ont pas dû réussir à extraire leurs museaux, et fait rire, car il y a une imbécilité purement collective dans ces dizaines de petits animaux qui regardent la caméra, verticaux et transis. Ce mélange de peur et de rire, d’asphyxie animale et d’imbécilité collective, est au cœur des dessins d’Hendrik Hegray. Mais revenons au piège. Il est très simple, sans aucun mécanisme, poison ou technologie — sorte de piège paresseux, de piège de pure débrouille. Il faut dix minutes pour le construire et dix minutes pour regarder la vidéo (dont la musique relaxante accentue la sérénité). En gros, le temps pour Hendrik Hegray de faire un dessin. Mais derrière la simplicité paresseuse du piège se cache une lucidité très étonnante. J’explique. Quand on a des souris chez soi, on ne sait jamais combien : quel est le nombre X de souris qui se cachent chez quelqu’un ? Impossible de répondre précisément. Alors comment déterminer la hauteur du seau à choisir ? Si X dépasse un certain seuil, les souris vont, en se tassant les unes sur les autres, remonter naturellement à la surface du seau et donc pouvoir s’échapper. Plus exactement, celles qui se retrouveront directement en haut du seau, à savoir les dernières tombées, n’auront plus qu’à retraverser le plastique dans l’autre sens, à descendre les deux bouts de bois et à retourner vivre leur vie, laissant les autres coincées au fond. Or, je le répète, je ne vois pas comment évaluer X en avance. D’où la lucidité étonnante du piégeur quand il a choisi la hauteur de son seau, lucidité à laquelle je n’avais pas songé à la première vision. Sa paresse pratique cachait un don calculatoire.

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Les dernières tombées sont les dernières arrivées. On les voit dans la vidéo, ce sont les souris lentes, celles qui hésitent, celles qui renâclent un peu. Donc l’effectivité du piège dépend du nombre de souris lentes qui sont cachées dans un appartement. J’insiste : les plus lentes, si elles sont assez nombreuses, seront les seules sauvées — il y a sans doute un rapport aux dessins d’Hendrik Hegray : justice aléatoire, puisque X est impossible à déterminer en avance, pour les plus faibles ! Mais la lenteur est-elle une faiblesse ? Pour répondre, il faut regarder de plus près les dessins d’Hendrik Hegray. C’est quoi exactement, ses dessins ? Qu’est-ce qu’on peut y voir ? Quelles sont ces petites créatures ventrues reconduites de page en page ? Une hypothèse s’impose : Hendrik Hegray dessine des souris noires, difformes et sexualisées, qui se multiplient dès qu’il pose son bic sur la feuille de papier. Il les dessine sans cesse, en privilégiant le ventre au museau et aux pattes, un ventre qui se gonfle et se creuse de bourrelets et d’étrons. Parfois, à la place des souris, il y a juste des grillages, tracés à la règle, ou des cages vides. Mais qui piège-t-il avec ses dessins ? Réponse : les spectateurs de son exposition normande, qui vont se retrouver en position verticale, la tête levée devant des centaines de petites souris exposées aux murs (328, pour être exact). Plus les spectateurs seront nombreux, plus ils seront serrés — en cas de succès maximal de l’exposition, une caméra filmant en plongée le seau-musée d’Alençon, au toit troué recouvert de plastique, redonnera la dernière image de la vidéo du piégeur paresseux, mais avec des êtres humains à la place des animaux. Est-ce qu’on rirait encore devant une telle image ? Pas sûr.

Alors reprenons à zéro. C’est l’histoire d’un enfant de province, appelé « HH ». Il grandit, découvre la musique populaire, les filles, le cinéma, les garçons, les posters et les VHS. Le problème, c’est qu’il vit dans une cave et que sa cave est pleine de souris. Alors il ne peut inviter de filles ou de garçons chez lui, mais il peut collectionner des posters, des disques et des VHS, puis regarder les souris bouffer ses posters, ses disques et ses VHS. Un jour, il décide de monter à Paris. Mais il ne gagne pas assez d’argent, alors il se retrouve en banlieue, dans une cave à Aubervilliers. Il y a des souris dans sa cave de banlieue. Son père lui achète régulièrement des livres d’art luxueux, qu’HH met dans des sceaux marbrés — pour les protéger des souris. Un été, HH rencontre une fille, venue d’un pays lointain, que les souris ne dérangent pas car elles sont sacrées dans son pays, y étant gages de fécondité. Le problème, c’est que la fille trouve HH un peu inactif et mondain, car trop attaché à ses petits rongeurs de petites collections — contrairement à lui, regarder des souris bouffer des posters, des disques et des VHS l’ennuie. Alors elle lui fait un chantage : soit tu deviens un artiste, soit je te quitte. A partir de ce jour d’été, HH fait des dessins sans savoir dessiner, de la musique sans savoir jouer d’instrument et des films sans savoir faire des films. Il est obligé d’en faire tous les jours car le chantage de sa copine est quotidien. Bientôt HH a une œuvre immense — aucun artiste français n’est plus productif que lui. Il se retrouve invité au Palais de Tokyo. Un commissaire vient lui parler de l’informe grouillant comme rempart à la forme solitaire, d’infra-réalisme maladif comme rempart au surréalisme patrimonial, d’urgence autodidacte comme rempart à l’aristocratie du talent, de fanzinat trash comme rempart à l’installation de luxe, des rebuts de la société de consommation (VHS pornos, flyers de soirée-mousse HEC…) comme remparts au ready made muséal — et surtout du grand pari : faire des œuvres qui ne soient en rien parées a priori du moindre signe artistique, de la moindre aura de (petit ou grand) art. HH est gêné car il a déjà lu ça dans les livres achetés par son père et il sait donc qu’on pourrait dire la même chose de dizaines d’artistes qui le précèdent. Alors il ne répond rien au commissaire et retourne dans sa cave. Quand il ouvre la porte, sa copine lui dit : soit tu deviens un artiste, soit je te quitte. Il lui répète, moitié fier, moitié gêné, les paroles du commissaire de Tokyo, puis lui montre un par un tous les livres achetés par son père. Elle lui dit : l’important n’est pas d’être le premier à faire tel ou tel truc, mais de le faire comme tu le fais. Alors HH reprend son bic et dessine une souris, une souris d’amour.

Serge Bozon

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