Philippe Mayaux / Pierre Molinier — En affinité(s) / Affinities #3
Exposition
Philippe Mayaux / Pierre Molinier
En affinité(s) / Affinities #3
Passé : 22 septembre → 14 octobre 2017
Au premier abord, les affinités qui lieraient Pierre Molinier (Agen, 1900 — Bordeaux, 1976) et Philippe Mayaux (Roubaix, 1961) n’apparaissent pas comme une évidence mais plutôt comme un mariage arrangé. En effet, que ferait un photographe célèbre notamment pour ses œuvres érotiques en noir et blanc avec un peintre connu surtout pour ses tableautins pop hauts en couleur ? A priori pas grand-chose. Pourtant, dans une nouvelle phase de son travail, Philippe Mayaux a vraiment désiré cette union et la galerie Loevenbruck lui a donné l’occasion de fêter cette noce macabre à laquelle il nous convie. Macabre parce que nous serons alors les témoins d’un profond changement dans l’image que nous nous faisons de notre corps, de nos désirs et de la liberté de les vivre. Macabre car leurs affinités seront révélatrices d’un méchant divorce entre nous et notre nature.
Les œuvres du photographe choisies par le peintre font toutes partie de la même série de photomontages, où le corps est disons refaçonné par l’artiste en recherche de sa forme idéalisée, fantasmée. La variabilité des proportions, la multiplication des membres (Curieuse, 1965 ; Curieuse [variante] , vers 1968), l’inversion des faces et des profils (Hanel 2 , 1967), la « symétrisation » du devant et du derrière (Je suis content , 1965) sont les manipulations, les collages chirurgicaux qu’opère Molinier dans sa quête d’incarnation de la beauté. Un « redécoupage » nécessaire, un artifice indispensable pour corriger le réel et rendre cette nouvelle nature des choses vraisemblable. Ainsi l’homme peut-il devenir la femme et cette femme peut-elle se métamorphoser en une déesse aux mille bras et aux mille jambes, la véracité de la photographie nous le prouvant, là face à nous (Les Jeux, 1966 ; Méditation vampirique , 1967). De même, l’incarnation de cet amour fou, à la fois destructeur et créatif, s’étale dans une dimension et un espace/temps étirés, c’est-à-dire que Molinier nous montre la même créature dans un laps de temps durant lequel plusieurs expressions et mouvements de son corps se sont superposés dans une image unique de réification (Le Triomphe des tribades ou Sur le pavois , 1969 ?). Ce choix de Mayaux n’est évidemment pas anodin au vu de sa série de nouvelles peintures « Les Nourrices ». Lui aussi veut modifier l’ordre naturel du vivant pour le remodeler à son image en se servant de la chair des corps comme d’une terre glaise génétique dans un laboratoire de l’impossible. Lui aussi multiplie les membres et les organes, les triture pour les bouleverser et les réadapter à de nouvelles fonctions, les réassembler en machines-outils, en nourrices donc. Lui aussi croit à une transsexualité des êtres en imaginant des hybrides contenant les deux organes de reproduction dans un corps unique (La Génitrice , 2017). Il utilise pareillement la technique du collage et du montage pour parvenir à transformer par le simple jeu de la symétrie la pose en double hélice d’une odalisque en un brin d’ADN, multipliable à l’infini (La Nourrice , 2017). Cependant, à travers les mêmes gestes, Philippe Mayaux décrit une autre époque, la nôtre, celle qui ne laisse plus aucune place à la singularité du désir et qui ne voit dans notre chair que de la marchandise et du temps disponible. Il dépeint le lieu fragile qu’est devenu le corps par lequel passent les forces destructrices de l’économie désireuse de nous posséder totalement et de nous changer en ventre ou en sexe ou en tournevis. Selon lui, ce corps est la dernière des conquêtes du système des objets, la dernière nature à envahir. Par conséquent, la sexualité libertaire exprimée par Molinier renforce son absence dans les corps exposés de Mayaux, réduits à présent à de simples fonctions premières et soumis à des canons de beauté exclusifs. Une forte affinité se dégage également de l’attirance qu’ils ont pour le clair-obscur : stratégie dont usent les deux artistes pour dévoiler l’intime. Cette lumière toute de contrastes diffuse dans leurs œuvres respectives une inquiétante étrangeté, un climat métaphysique qui mue les corps en figurines, en poupées ou en masques et fait que les êtres et les choses se confondent.
Cette intimité se retrouve également dans l’importance qu’ils donnent au modèle, unique et presque toujours le même : celui du quotidien et de l’intérieur. Pour Molinier, possédant semble-t-il un fort don d’ubiquité, ce sera lui-même puisqu’il est déjà deux et pour Mayaux ce sera sa femme puisqu’il ne fait qu’un avec elle. Ce modèle ne fait pas partie du monde en général, des autres, qui ne serviraient que de prétexte ou de figurants à un projet, il est là, il est le projet et on le reconnaît. Et il ne peut y en avoir d’autre parce qu’il est idéal. De cette manière et dans cette intimité, ils s’autorisent l’impensable. Tel le cobaye, le modèle sert alors à des expériences dangereuses pour autrui. Molinier en fait un mannequin hybride qu’il habille selon ses fantasmes les plus personnels et les plus interdits tandis que Mayaux, au lieu d’idéaliser la beauté du corps de son modèle, le représente trituré et étalé sur une nappe immaculée à la manière d’une nature morte, prêt à être sacrifié dans un consentement forcé tel l’ Agnus Dei de Francisco de Zurbarán, « … conduit à l’abattoir ; […] muet devant le tondeur, il n’ouvre pas sa bouche ». Il est désormais une abstraction, une monnaie d’échange.
Enfin, une des affinités qui relient ces deux artistes est un jeu étrange du hasard et de la résonance. Un portrait réalisé par Molinier montre une succession de visages tournant de gauche à droite en se métamorphosant (Les Hanel 1 , 1968). Philippe Mayaux, qui ne connaissait pas encore ce travail, était en train de peindre une série de portraits de sa femme (Le Carnaval des sentiments , 2017) où justement le regardeur assiste à un film au ralenti, à un mouvement de son visage de la gauche vers la droite qui se déforme à mesure de ses émotions les plus extrêmes. La beauté naturelle de la figure du modèle se mute soudain en masques de carnaval des sentiments.
Paradoxalement, les multiples affinités qui existent dans leurs œuvres révèlent combien l’image de notre corps a évolué entre les deux générations.
Celle de Molinier incarnait son émancipation et sa libération quant à sa sexualité et à son choix du « genre », et cet affranchissement du désir était révolutionnaire en soi, ce qui fait que cet œuvre si personnel est aujourd’hui iconique et emblématique, quand le corps de Mayaux devient un corps/fiction, un corps/science, froid, détruit, impersonnel, reproductible et déshumanisé, où les figures objectives de la sexualité se changent en pictogrammes quasi abstraits, en images explicites de la copulation et du fonctionnement mécanisé du désir et des sentiments.
Marcel Toussaint
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À venir :
#4. ALLAN KAPROW / ARNAUD LABELLE-ROJOUX
20.10.2017 — 25.11.2017
Vernissage : 19.10.2017 (Nocturne des galeries FIAC)
#5. JOHN ARMLEDER / MORGANE TSCHIEMBER
01.12.2017 — 19.01.2018
Vernissage : 20.11.2017
Horaires
Du mardi au samedi de 11h à 19h
Et sur rendez-vous
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Pierre Molinier