Country Life

Exposition

Peinture

Country Life

Dans 29 jours : 22 mars → 10 mai 2025

_Paris, 6 mai 1896

Cher ami,
Dans huit jours je pars pour la Grèce. Voulez-vous venir avec moi regarder le Parthénon ?
Si oui, j’en serais bien heureux. On s’embarque à Marseille. Trois jours après, on est au Pirée.
Venez. Venez.
Tout à vous
GC (1) _

Lorsque George Clemenceau écrit cette lettre à Claude Monet, il a 55 ans, et le peintre, 56. Je ne sais pas si le second a répondu au premier, ni s’il s’est effectivement rendu à Marseille. Il n’est pas interdit cependant d’imaginer la scène : les deux hommes se retrouvent quelque part sur le port, c’est la mi-mai, il fait doux, les jours sont longs. Peut-être prennent-ils un verre en terrasse, tout à leur joie de se retrouver en dehors du tumulte de la vie parisienne. Dans quelques heures, ils « s’embarqueront » pour aller admirer les merveilles de l’Antiquité…

On peut pousser encore davantage la fiction en transposant maintenant ces retrouvailles plus d’un siècle plus tard. Les prodiges de l’intelligence artificielle, des deep fake et des filtres en tous genres nous ont déjà accoutumés à des remakes improbables de scènes de pop culture — c’est même devenu un genre en soit : Harry Potter à Berlin, Breaking Bad en Sicile… Pareillement, on aimerait voir les visages satisfaits de Clemenceau et Monet éclairés maintenant par les lumières des néons, et leur rendez-vous fixé à la tombée de la nuit, à l’entrée d’un night-club de la côte d’Azur.


Cette image doit d’abord nous rappeler qu’avant de prendre place au musée de l’Orangerie, les grands panneaux des Nymphéas furent un temps envisagés pour le décor d’un salon, voire même « pour quelque salle de fête » (2). De manière discrète mais redoutablement efficace, l’ « aquarium fleuri » de Monet serait ainsi propice à nous baigner dans une ambiance festive, à agir sur les corps, à les rendre enthousiastes. Amélie Bertrand, originaire de Cannes, et qui vient elle-même d’exposer au musée de l’Orangerie, envisage sa peinture à l’aune d’une perspective similaire : un tableau ne vaut pas tant pour sa composition ou par le sujet traité, mais avant tout pour sa qualité atmosphérique. Il n’est pas un détail, pas un centimètre carré de ses peintures qui n’exhale un effluve particulier. On peut noter d’ailleurs, d’un tableau à l’autre, une allusion quasi-systématique à un élément aquatique : bassin, piscine, marais… La peinture nous invite à une certaine disposition mentale et physique, un état de flottement.

On pourrait trouver là une forme d’équivalent pictural à la musique ambient, genre à propos duquel Brian Eno écrit : « L’un des buts de cette musique est d’améliorer l’espace dans lequel elle se trouve. Elle crée une ambiance plutôt que de captiver l’auditeur. » Apparue dans les années 1970, lointaine héritière de la musique d’ameublement d’Erik Satie, l’ambient se caractérise par la sophistication de sa production et son recours massif aux sons artificiels. Le genre a connu un essor spectaculaire à mesure des développements de l’ordinateur. On se rappelle d’ailleurs qu’Eno a conçu le jingle de démarrage et de fermeture des premiers systèmes d’exploitation Windows. Pour beaucoup, y compris l’auteur de ces lignes, ces quelques notes demeurent associées à l’émerveillement éprouvé devant les premiers ordinateurs couleurs, leur luminosité artificielle et leur fonds d’écrans, qu’ils soient paysagers ou gentiment psychédéliques. Amélie Bertrand aime à rappeler que son apprentissage pratique de l’art est concomitant de son initiation à l’informatique. À la fin des années 1990, elle découvre avec son père, graphiste, les possibilités infinies offertes par Photoshop pour le traitement de l’image (3). Cette fascination initiale se retrouve dans l’obstination de la peintre à n’utiliser toujours qu’une vieille version obsolète de Photoshop CS3 pour réaliser ses compositions. Son outil de dessin reste ainsi résolument lié à une époque particulière, caractérisée par la jubilation des premiers essais. 


Le logiciel lui permet notamment de pouvoir répéter des motifs à profusion : citrons en néons, fleurs artificielles, nymphéas, grillages… Sans avoir l’air d’y toucher, on peut facilement y déceler quelques allusions à l’histoire de l’art : outre Monet, on peut aller chercher Andy Warhol pour les fleurs, éventuellement Dan Flavin pour les néons, ou encore Piet Mondrian pour les grilles/grillages en arrière fond. Un chapelet d’œuvres qui ont une dimension charnelle voire, pour certaines, carrément érotique (4). Cette nouvelle exposition à la galerie Semiose donne l’occasion à Amélie Bertrand d’augmenter son répertoire d’un nouveau motif, en l’occurrence des massettes : ces « faux roseaux », caractérisés par leur fleur oblongue, virevoltent au gré du vent. Et cette fois-ci, on ne peut s’empêcher de penser au « Blp » de l’Américain Richard Artschwager (1923-2013), cette forme disséminée dans les espaces d’exposition, pouvant prendre différentes tailles et visant à attirer le regard du public sur son environnement. Une sorte de version cartoon de la critique institutionnelle. La raison pour laquelle les « Blps » nous sont restés sympathiques, c’est d’abord pour la variété de leur texture : en bois, en caoutchouc, en poils… Or cette dimension haptique n’est pas indifférente à Amélie Bertrand. Elle est manifeste dans la série des faux roseaux dont on « perçoit » la texture semi-rigide, friable, à travers le velouté de la peinture — on notera au passage que la fibre pelucheuse des massettes est utilisée pour garnir les futons japonais.

Ces seules considérations iconographiques se révèlent insuffisantes, cependant, pour dire le sentiment particulier qui traverse les tableaux. Il faut dire encore quelques mots sur les morceaux de bâtiments qui s’y déploient, de brique et de béton, vides de toute présence. Dans les peintures plus anciennes d’Amélie Bertrand, ces architectures abandonnées avaient la qualité uncanny des espaces liminaux apparus récemment sur internet : Backrooms (5), couloirs d’hôtels, aires de jeux… Cette absence semble désormais comblée, apaisée, par les vapeurs lumineuses. On songe davantage aux paysages hallucinants de Salvo (1947-2015) — le peintre italien était passé maître dans cette façon de donner la consistance de la facticité au paysage le plus pastoral. Amélie Bertrand, pour sa part, évoque les espaces mis en scène sur les pochettes de disques des pionniers de la musique électronique (6). Répétitives et anonymes, généralement libres de droits, ces musiques des années 1970-1980, ont été remis au goût du jour à la faveur de la vaporwave, un mouvement artistique à la fois musical et visuel né sur Internet au tournant des années 2010. On y trouve un certain nombre d’espaces dédiés à accueillir symboliquement de longues plages sonores synthétiques.

De même, la peinture d’Amélie Bertrand est prête à être « ambiancée ». On peut encore ajouter que la présence de chaînes concourt à transformer les motifs en autant de pendentifs, d’apparats clinquants qui pourront agrémenter les visages maquillés et les tenues de soirée. Les tableaux sont teintés de cette légère euphorie propre à l’approche de la nuit et de la fête. « On s’embarque… » écrivait Clémenceau. C’est sans doute cet usage du verbe pronominal qui m’a fait voir le désir secrètement formulé d’une virée nocturne. « On s’ambiance » aurait-il peut-être écrit aujourd’hui.

Paul Bernard

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1. Monet Clemenceau, Correspondance, édition établie par Jean-Claude Montant, révisée et augmentée par Sophie Eloy, Musée de l’Orangerie/ RMN-Grand Palais, 2019, p. 22.
2. Clemenceau cité par Sylvie Patry in Le décor impressionniste. Aux sources des Nymphéas, Hazan, Paris, 2022, p. 221.
3. Ce background de graphiste « analogique » initié à l’ordinateur, est un point commun avec la peintre suisse Caroline Bachmann.
4. Il suffit pour s’en convaincre de regarder sur Instagram la façon dont certain·e·s se prennent en photo avec les néons de Dan Flavin.
5. Les Backrooms sont tirées d’une légende urbaine, diffusée sur Internet, qui fait référence à une dimension parallèle accessible en se noclippant (le fait de traverser un mur ou une texture dans un jeu vidéo) de la réalité. (Source : Wikipédia)
6. Elle évoque tout particulièrement la série de pochettes des Space Oddities, éditées par le label Born Bad Records (Paris).

Paul Bernard
  • Vernissage Samedi 22 mars 11:00 → 20:00
04 Beaubourg Zoom in 04 Beaubourg Zoom out

44, rue Quincampoix

75004 Paris

T. 09 79 26 16 38

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Du mardi au samedi de 11h à 19h
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