Hendrik Hegray — Abigail, fix

Exposition

Dessin, edition, lithographie / gravure, techniques mixtes

Hendrik Hegray
Abigail, fix

Dans 2 jours : 1 février → 2 mars 2025

Texte par Hendrik Hegray

Tout ça va très vite. Par paliers intermédiaires.

Personne ne viendra vous demander des comptes. Moi je suis tout seul, assis, cul-nu, là chez moi, la fenêtre ouverte (je vais devoir mettre un survêtement, c’est pas l’été.) (ou bien alors fermer la fenêtre, l’un n’empêche pas l’autre, même si j’aime bien entendre le bruit de la rue, en hiver c’est plus délicat, je suis bien embêté.), je viens de rentrer de Corrèze, je suis allé enterrer mon père, en prenant mon changement à Limoges pour revenir en train à Paris j’apprends la mort de David Lynch sur les étalages du Relais H (point presse), adolescent j’étais sorti « retourné » de Lost Highway, une petite vingtaine d’années plus tard j’étais allé le revoir et j’avais trouvé ça ridicule, rétrospectivement je me dis que c’était une série B horrifique survendue qui doit garder un certain petit charme aujourd’hui, salement kitsch et grandiloquent, quand on est adolescent on a pas encore bien toute sa tête, certain.e.s oui, moi pas tout à fait, j’étais tout de même très impressionné (des adultes assermentés abondaient en ce sens) ; jamais l’idée de faire du cinéma ne m’a traversé l’esprit, pourtant, inconsciemment ça me paraissait compliqué de se fondre dans un travail à ce point collectif (j’ai fait quelques films des années plus tard, en équipe extrêmement réduite : moi), et puis j’aimais surtout les images figées, cadrées / décadrées, comme on appelle ce style de musique africaine coupé-décalé (je serais bien embêté si on me demandait à quoi ça ressemble, j’avais le même problème avec le dubstep, ou avec le fait de citer un artiste), ça me ramène une dizaine d’années en arrière, pourquoi avais-je tant pleuré le jour de la mort de Lou Reed ?

J’étais épuisé nerveusement.

Donc on enterre mon père le jour de la mort de David Lynch. Jeannot Szwarc est mort le même jour, et sur Instagram, c’est un déluge d’hommages — ne soyons pas complètement bégueules, des hommages compréhensibles — à Lynch jusqu’à l’écœurement, absolument rien pour le réalisateur des Insectes de feu, de La vengeance d’une blonde ou des Dents de la mer 2. Je ne peux pas m’empêcher de trouver ça injuste. Aucune déprogrammation TV pour passer Supergirl, ou son chef-d’œuvre Quelque part dans le temps (que je n’ai toujours pas réussi à voir). Szwarc s’est montré, à sa manière, tout aussi aventureux dans son parcours, et malgré — ou à cause — de son absence de prétention (comparé à Lynch qui cultivait, fort bien d’ailleurs, une humilité louche) on l’aura plutôt apparenté à un suppôt du capitalisme, ce fléau dont on s’accommode plus ou moins bien à longueur de journée, on ne sait comment l’enrayer, on oublie ce qu’il a permis comme progrès, on en profite mais on en souffre, on parle alors d’ultralibéralisme pour mieux le vilipender (moi le premier !). Dans les milieux artistiques le capitalisme n’a pas bonne presse ; cela va de soi, la tendance forte semble être le marxisme. À titre personnel j’aime pourtant bien le cinéma, le rock’n’roll et YouTube, alors je suis à nouveau embêté. Comme je disais à Gallien Déjean (qui m’avait conseillé le film italien Le Terroriste, sur la question du militantisme) je suis un peu nul en politique, c’est pour cela que je ne vais pas trop m’appesantir sur ces questions (je dis pas ça pour frimer, en général je comprends les uns comme les autres, et suis souvent d’accord avec tout le monde). Je vois bien l’importance que ça a pris aujourd’hui. Est-ce qu’on peut soudainement se mettre à se passionner pour la politique à mon âge ? Sinon est-ce que ça a toujours autant de sens de croire à la puissance de l’art ?

Sur le dessin de Maurice Henry (1907-1984), datant du début des années 50 : deux hommes devant un cadre vide (d’autres tableaux esquissés autour laissent à penser à une exposition d’art moderne) ; un visiteur ou critique, dubitatif ; à côté de lui l’artiste, qu’on reconnaît à son air abattu et ses vêtements dépenaillés : « c’est ce que j’ai fait de plus fort… »

Dans Abigail, fix, il manque le point de non-retour, une plaque de Plexiglas vierge. Henry connaissait-il les peintures de Robert Ryman ?

Le dessin est toujours quelque chose de compliqué à exposer, encadrer. Sans les moyens idoines, c’est la foire aux reflets. J’ai voulu en prendre mon parti, cette fois-ci ; seulement, sous le Plexiglas, les dessins ont disparu (ils ont été déplacés, on peut en voir certains dans un autre coin de la galerie, sans reflets). Un peu de scotch et de peinture aérosol, en bombe comme utilisée par les graffeurs sur les murs de la ville, par-dessous la sérénité des murs de la galerie, par-dessus le rappel des néons, pour une fois bienvenus.

En 1975, Lou Reed sort Metal Machine Music. Disque de superpositions de feedbacks, terrassant pour l’époque, longue saillie dissonante extatique et joyeuse, symphonie électronique frappée, sorti sur RCA Records, filiale de Sony. Trois ans auparavant, Reed sort ses plus gros tubes, Perfect Day, Walk on the Wild Side, prend énormément de drogues (rouages secrets du capitalisme), sort Berlin, un disque de chansons dépressives qui marche moins bien, puis ce que Lester Bangs, ça n’a pas dû être le seul, a qualifié de « suicide commercial » (l’expression claque comme quelque chose d’héroïque et flamboyant, mais plutôt à titre rétrospectif, parce qu’en principe pas grand monde ne peut se permettre de se planter financièrement. Si le-suicide-le-vrai est une annulation définitive de son être, que peut-on mettre en équivalence dans le cadre de la gestion d’une carrière artistique ? On peut se remettre d’un échec, on peut toujours essayer, mais peut-on réellement l’anticiper ? Et à quoi pourrait bien ressembler une tentative de suicide commercial ?), effectivement ça n’a pas très bien dû prendre (même si 100 000 copies vendues c’est pas mal). Il est indiqué dans les crédits, au-dessus d’un mystérieux petit schéma atomique : « No synthezisers, No arp, No instruments ? ». Selon Bangs un sifflement Muzak, qui explique son amour du disque ainsi, « Je suis un fana de la Mort Insectoïde ».

« EXTASE MUSICALE. Je sens que je perds de la matière, que mes résistances physiques tombent et que je me dissous dans l’harmonie et la montée des mélodies intérieures. » (E. Cioran)

Les moyens du bord comme horizons indépassés, un code commun, mal interprété, erroné, on risque d’être bloqué.e.s, pourtant il faut y aller. Je ne suis pas clair ? Prétendais-je l’être ?

« C’est du jamais vu », disait-il en essayant de maladroitement cacher son mensonge avec sa grosse main velue. C’est peut-être du pas-tout-à-fait-vu de cette manière auparavant (mais à dire d’un coup comme ça, dans la conversation c’est long) ;

Tant qu’à s‘égarer autant y aller directement, on rectifiera le tir au fur et à mesure. C’est ce que je voulais dire. Vous voyez ça vient doucement. Ça s’appelle tirer à la ligne et les pêcheurs sont des anges de patience, des chiens-renifleurs paranoïaques. (Dans mon rêve ma sœur portait un t-shirt « Straight-edge isn’t cool anymore » ; il faisait très doux ; un incontrôlable ruissellement d’huile noire coulait de mes yeux. Sur mon crâne, toute trace de cheveux avait disparu. J’avais apparemment perdu à un jeu télévisé : la France entière m’avait éliminée par SMS). Beurré comme ce jour où je chantais à tue-tête « Je ne veux pas être coincé dans un disque de reggae ».

En toute fin d’année 2024, annus horibilis, j’étais temporairement dans un état de transe jubilatoire, suite à la séance, à la Cinémathèque Française (pas loin, Accor Arena Hôtel, au même moment, Christophe de Rohan-Chabot assistait à la redéfinition des contours de l’art moderne par le rappeur Kaaris), d’un film d’horreur italien réalisé par Lucio Fulci en 1981, L’aldila (En VF « L’au-delà »), un des plus beaux films d’horreur, un peu moins arty qu’ Eraserhead, aussi plus naïf et d’une poésie moins surlignée. L’humanité y est représentée comme condamnée. Le couple de personnages principaux se retrouvent finalement coincés, à la suite de phénomènes paranormaux inexplicables, incontrôlables, inquiétants, etc. (il n’y a pas de progression dramatique dans les événements, l’horreur est immédiatement brutale et glauque, on est face à une accumulation délirante et indicible), dans un No Man’s Land qui laisse peu de doute sur sa nature ontologique ? Théologique ? Apocalyptique ? ; dans un carnet alors que je regardais le film je notais ceci : « l’enfer, ça ne rigole pas ». Plus de retour possible et plus de feedbacks, ou plutôt une saturation totale du temps et de l’espace par ces derniers, qui s’annihilent les uns les autres.

En 1981 on doit encore pouvoir trouver Metal Machine Music dans des bacs à soldes, 100 000 personnes n’ont peut-être pas pris cette proposition du chanteur excentrique comme une vision dionysiaque d’une orgie de sons, ont un peu dû se méfier quand Reed ressort un disque de chansons juste après, puis plein de disques assez poussifs je trouve, je ne suis pas un fan de Lou Reed, même si j’ai pleuré le jour de l’annonce de sa mort (je n’étais pas forcément fan de mon père, ça ne m’a pas empêché de le pleurer la semaine suivant sa mort). Retour à la normale, comme on a dit après avoir été confinés, il n’y a pas si longtemps de cela, fin de la parenthèse enchantée infernale. Finalement Lou Reed s’était bien remis de son suicide commercial.

Abigail, je ne te connais pas. Je t’aime.
Tu sais que je sais ce que c’est : la mélancolie est un puits sans fond, la dépression un cancer de l’âme, l’angoisse une ombre menaçante, un spectre clignotant, un vautour tournoyant et frôlant votre fébrile carcasse, portant un préjudice radical à votre intégrité morale et physique. No badinage.
Descends à 4 chemins Aubervilliers tu tournes deux fois à droite. Fais pas attention au désordre / merci pour ton indulgence.
On pourra regarder Hercule et Sherlock ensemble, dans un bain de lumière.
On boira un peu de vin cuit.

« Un tramway vide arriva. Il avait été lavé la nuit. Les ampoules qui l’éclairaient avant la tristesse des lumières qu’on oublie d’éteindre avant de s’endormir. » (E. Bove)

Hendrik Hegray, le 21 janvier 2025

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16, rue Caffarelli

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