Mathias Kiss — Ornementation Brutaliste

Exposition

Installations

Mathias Kiss
Ornementation Brutaliste

Passé : 30 mai → 18 juillet 2015

Quand un décor historique se défait, des restaurateurs s’empressent de le remettre d’équerre, dans le droit chemin. C’est leur métier et ce fut longtemps celui de Mathias Kiss, compagnon peintre-vitrier, ou plutôt ex-compagnon mais c’est là une formation dont il est difficile de se défaire. Sauf qu’entre temps, la fonction d’un trumeau ou d’une corniche s’est égarée et leur véritable raison d’être s’est perdue. L’habitat, les manières d’habiter et de se tenir entre quatre murs ont changé. Le décor, notamment, est devenu une peau morte aux écailles d’or qu’on s’obstine par fétichisme, par préciosité ou par goût de la distinction et des vieilles pierres, à caresser dans le sens du poil. Ce faisant on prend les choses à l’envers. C’est être aveugle (et amnésique) que de considérer la forme de ces objets ornementaux comme immuables et intouchables. Cela revient à les frapper d’anachronisme. Et nous avec.

Il faut dès lors faire violence à ces objets, à eux et encore une fois, à nous-mêmes. C’est le sens du titre oxymorique de l’exposition de Mathias Kiss : ornementation brutaliste, autrement dit d’abord « ornementation brutalisée ». Car brutaliser ces formes, c’est leur permettre de se déprendre de l’immobilité inoffensive où on les a maintenues et qui a permis à l’architecture brutaliste, dès les années cinquante, de les virer purement et simplement des intérieurs modernistes. Il faut en somme que l’ornement sorte de ses gonds. D’où ce cadre qui a chassé ce qu’il était censé encadré et qui se met, volubile, à délirer, à se soulever. D’où encore ce Golden Snake qui ne rase plus les murs, ne s’allonge plus à l’horizontal. Il s’émancipe dans un plan vertical. Encombre l’espace au lieu de se contenter de le souligner. Occupe bravement le premier-plan pour en somme se jeter dans le vide.

Celui qui se jette dans le vide, c’est aussi l’artiste. Tout autant que les zigzags du Golden Snake, l’exposition est pour lui une libération, une manière brutale de s’affranchir de la commande, du cahier des charges imposé habituellement par ses clients. Les corniches s’affranchissent elles aussi, de la lecture qu’on en avait en s’imposant promptement. Abruptes, imposantes, affûtées, arrogantes, elles vrillent l’espace, les murs, les normes et les cœurs. S’aventurant au centre de la galerie, elles y ouvrent une brèche fantasmatique.

L’or est un autre fantasme, dont les variations sont enregistrées quotidiennement sur le marché des métaux précieux. Toutefois, la valeur qu’y accorde Mathias Kiss est d’un autre ordre, d’un ordre chromatique. D’où cette série de vingt-quatre planches encadrées et dorées à la feuille d’or. Ainsi alignés, ces monochromes composent un nuancier. « Or blanc », « or demi-jaune foncé » ou « demi-jaune vif », « or orange », « moon », « palladium » : les noms des teintes font, eux-mêmes, dans la mesure. Ils sont à la nuance près. L’œuvre en dégradé dit ceci : qu’il n’y a pas qu’une seule couleur aux choses (même pas à l’or), pas qu’une seule valeur, pas non plus d’étalon de mesure fiable. On ne parlera pas des lingots d’or de Marcel Brootdhaers tout en maintenant que Mathias Kiss s’inscrit dans la veine du conceptuel belge. En revanche, on dira que ce dégradé est voué aussi à se dégrader, à se décrépir (la feuille d’or comme mauvais crépi) pour peu qu’on effleure la surface de l’une des planches. Même sans y toucher, certains tableaux, c’est physique, s’oxyderont. Cette pièce est un trompe-l’œil du plus bel effet. C’est de l’or certes, mais ce n’est surtout que cela, que de l’or, qu’une matière soumise elle aussi au temps qui passe. Une matière mutante. Un futur fossile.

L’exposition travaille donc à vous renvoyer à vos propres croyances (en la valeur de l’or, en la distinction bourgeoise d’objets décoratifs placides, en la différence entre artiste et artisan). Le miroir était dès lors un motif indispensable. Toutefois, vous aurez du mal à y distinguer votre reflet dans ceux que vous tend l’artiste. Le miroir, lui aussi, s’est émancipé : ici, il ne s’occupe plus que de lui et de sa propre image. Il travaille à se refléter lui-même en scrutant, dans les méandres de ses facettes démultipliées, ses nombreuses personnalités. Avec Mathias Kiss, le miroir fait en quelque sorte son introspection. C’est vertigineux : voilà des trumeaux dévergondés qui font leur psychanalyse. Les différents pans miroitants se font face au lieu, comme c’était jadis leur fonction, de distribuer l’espace des intérieurs domestiques et de magnifier leurs volumes, ils se renvoient leur propre image, désespérément vide, hagarde, troublante. Ils ne reçoivent plus personne en face-à-face sinon eux-mêmes. Mise en crise de l’identité, mise en crise des modes d’habiter, des modes d’exposer et de s’exposer : l’exposition de Mathias Kiss est sans pitié. Elle nous renvoie à ces désirs, à ces manies esthétiques, à ces certitudes qui finissent par faire de nous des zombies plantés dans des intérieurs qui ne sont plus que des coquilles vides. Le décor ne se laisse pas mordre par cette inertie. Il prend entre les murs de la galerie, sa revanche.

Judicaël Lavrador

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