Paul Lepetit Not so Blue

Exposition

Photographie, sculpture, techniques mixtes

Paul Lepetit Not so Blue

Passé : 24 novembre → 23 décembre 2023

“The Skogyrkogarden cruise” où la divagation propre à l’exploration des territoires de dragues homosuexuelles.

« Sois fier et heureux de ce que ton corps exulte. Le sexe n’est pas moins noble que le sentiment […]. Faire l’amour dans les toilettes, ce n’est pas se cacher, ce n’est pas avoir honte. C’est se donner l’occasion de vivre une aventure au coin de la rue, un moment dont on ne sait rien avant d’y entrer et grâce auquel on se sent bien plus vivant en sortant ».
À une époque où ma sexualité demeurait voilée sous les ombres d’un déni pesant, me laissant isolé, étranger à mon propre corps, le cruising constituait l’unique bouffée d’air, le seul espace de liberté qui s’offrait à moi pour me réaliser.
Nous pourrions définir cette pratique — le terme anglais signifiant « croisière » — comme une dérive en marge des espaces urbains. L’errance d’un individu anonyme à la recherche d’un autre, animé par une intention précise : assouvir cette double jouissance, à la fois libidinale et relationnelle, qui serait inenvisageable dans le cadre de la sphère sociale conventionnelle. Cette pérégrination de l’esprit, stimulée par les fluctuations de l’appétence charnelle, trouve également un écho dans l’abondante « littérature des petites annonces » générée par les applications de rencontre. J’oserais ici faire un rapprochement avec la posture du flâneur, telle qu’elle a été développée, entre autres, par Walter Benjamin. Celui-ci exprime, dans la liberté de ses déambulations et dans le développement de sa sensibilité en tant que forme de connaissance, une réaction à l’emprise du temps et des contraintes imposées par le monde contemporain. En déplaçant notre regard des galeries parisiennes aux territoires de la drague homosexuelle, la flânerie nous permet d’explorer les manières dont les individus investissent ces espaces publics et les dynamiques sociales qui en découlent.
Aborder un tel sujet dans le contexte d’un essai sur l’approche artistique adoptée par Paul Lepetit impose autant qu’il permet d’ancrer l’écriture dans l’expérience personnelle. Je choisis d’assumer pleinement la nature erratique inhérente à la pensée, qui s’enracine dans mon vécu autobiographique en tant que seule perspective critique et affective pour ce texte.
Il y a quelques semaines, alors que j’étais à Stockholm pour une résidence de recherche, je marchais sans but précis dans les allées boisées du Skogyrkogarden, cherchant, sans y penser vraiment, la sépulture de Greta Garbo. Ma rêverie fut brusquement interrompue lorsque je remarquai une scène inhabituelle à l’entrée des toilettes publiques, attirant irrésistiblement mon attention. Deux voitures étaient stationnées devant le petit édifice de brique, surmonté d’un panneau avec le même symbole masculin, comme on le trouve partout ailleurs. Le clignotement répétitif des feux de détresse allumés signalait la présence d’individus, en même temps qu’il suggérait la fugacité de leur passage. C’est d’ailleurs cette même architecture standardisée des sanitaires que l’on retrouve dans les photographies de Paul Lepetit. L’artiste reconstitue ici la pratique du détournement, propre aux lieux de rencontres éphémères, consistant à projeter sur le mobilier public une forte charge de fantasmes.
Incapable de réprimer un léger sentiment de voyeurisme, je m’arrêtai pour les observer. Deux hommes d’âge mûr s’adonnaient à une étrange chorégraphie devant les toilettes publiques, entrant et sortant par la même porte, leurs rencontres rythmées par une symétrie parfaite. Leurs regards se croisaient furtivement, une reconnaissance mutuelle dont seuls les initiés détiennent le secret : « Nous nous reconnaissons ». Après d’interminables minutes qui semblaient s’étirer à l’infini, les deux hommes décidèrent finalement de se retirer à l’intérieur du bâtiment, dans un mutisme absolu, à l’abri des regards indiscrets, le mien y compris. Nul besoin de les suivre pour saisir ce qui se passerait dans cette pissotière. Ils étaient venus chercher la même chose : le privilège éphémère d’appartenir à la clandestine « minorité érotique ». À partir de ce moment-là, la question de l’orientation sexuelle n’a plus réellement d’importance. Homosexuel, hétérosexuel ou bisexuel, il y a probablement peu de chances que ces hommes se présentent comme tels. La drague des pissotières transcende les étiquettes et les catégories traditionnelles.
Ne serait-ce pas dans de Sodome et Gomorrhe que Marcel Proust évoquait les « lois d’un art secret » lors de la rencontre entre le baron de Charlus et le giletier Jupien ? Cette référence me fait d’ailleurs remarquer que, bien avant d’être passé à mon tour à l’acte, c’était par la littérature que je fus confronté pour la première à l’expérience de la drague. On pourrait ainsi situer cette iconographie de la séduction homosexuelle au sein d’un noyau historique spécifique de la production culturelle, remontant à la fin du 19e siècle.
Cependant, il est tout aussi captivant de remarquer certaines analogies entre la pratique du cruising et certains motifs de l’art contemporain, en dehors de toutes problématiques queers, en particulier du caractère proprement performatif. Je me risque ici à la situer dans une filiation avec les dérives urbaines entreprises par les situationnistes, ou encore avec la performance Following Piece, (1969) de Vito Acconci, qui consistait à suivre de manière aléatoire, les passants rencontrés dans la rue. À travers un dispositif d’actions et de gestes particulièrement ritualisés, les acteurs du cruising effectuent une forme de performance heuristique similaire : marcher dans les bois, attendre, se montrer, se cacher. La question du corps surgit également à travers l’observation des chorégraphies corporelles, notamment par le langage non-verbal et les jeux de postures et de regards, ainsi que la question de l’exposition de soi. On retrouve cette même exploration de la déambulation et du détournement de l’espace public, permettant d’évaluer la routine quotidienne et d’incarner d’autres façons d’être au monde.
Ces relations s’achèvent souvent comme elles ont commencé, en silence, presque comme une forme tacite de pure consommation sexuelle entre deux individus. Parfois, elles s’étendent bien au-delà des espaces de drague traditionnels, pénétrant ainsi l’intimité du foyer. En se basant sur ses propres expériences autobiographiques, Paul Lepetit nous invite à contempler une intimité naissante qui trouve son origine dans le domicile d’un autre homme. Il nous présente à la fois une série d’autoportraits et des photographies de cet homme, chacun dans leur propre espace personnel. L’artiste explore à la fois la découverte de soi et la rencontre de l’autre. Il juxtapose une maison familiale chargée de souvenirs d’enfance avec un appartement “témoin” rempli du même mobilier standardisé que l’on retrouve ailleurs. Cependant, ce qui frappe avant tout, c’est l’intensité émotionnelle qui se dégage des photographies. Les bijoux ornant une main ou une oreille, la pilosité d’un torse, ou les courbes d’un ventre évoquent la vulnérabilité des postures presque dénudées. Tout en maintenant sa résistance aux normes sociales hétérosexuelles, cette rencontre devient un territoire inexploré pour les relations humaines. Au-delà de l’aspect purement charnel des lieux de drague homosexuelle, le cruising se révèle être une attitude empreinte d’ouverture et de disponibilité sociale et émotionnelle envers l’autre.

Pierre Ruault, Stockholm, octobre 2023

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